[Granularisme 04] Manifeste granulariste pour une littérature à granularité constante

Lectrices, lecteurs, chers soutiens,

Je suis heureux de vous communiquer (enfin?) le « Manifeste granulariste pour une littérature à granularité constante », puisque je dois le reconnaître, celui-ci manquait cruellement pour éclaircir la situation. Mais auparavant, je dois dire comment celui-ci est né.

La solitude est-elle inhérente au granularisme ? C’est la question que je me suis posée tout ce mois-ci depuis l’abandon, sinon la trahison des membres pressentis (voir le communiqué du mois dernier). Je n’allais pas interminablement chouiner, ni me perdre en déplorations sur la situation (individualisme, baisse d’exigence contemporaine, conservatisme littéraire, égarements intellectuels et esthétiques, perte de tout sens critique… — et hélas, j’en passe…) ; il était lumineux que même seul, même en douloureuse traversée du désert, il me fallait continuer désormais à tenir mes positions, à faire avancer ma vision pour une littérature granulaire que j’estime nécessaire à la survie de la littérature française, et au-delà de nos frontières rancies entre autres par le roman bourgeois. Expliquer, convaincre, persuader, rallier : je savais désormais que les efforts allaient devoir être longs, et soutenus, même si parsemés d’embûches, car la cause est juste.

Se poser les bonnes questions aussi. Par exemple, en premier lieu : pourquoi ? Pourquoi tout le monde s’en foutait de ce mouvement littéraire que je désire impulser ? Pourquoi d’autres mouvements littéraires, pourtant très nombreux, ont-ils su s’imposer et pas encore celui-ci  ? (Celui-ci, car je n’ose pas dire le mien que je désire collectif, même si j’en suis l’humble fondateur). Pourtant, nombreux sont les mouvements littéraires parus improbables ou abscons à leurs débuts et qui ont pourtant réussi à s’imposer, à faire reconnaître le bien fondé de leur démarche. Never complain : c’était sans doute injuste, mais ce n’était pas irrémédiable. Le MLG (mouvement Littéraire Granulariste) que je veux faire reconnaître — et qui a le potentiel d’être le premier et novateur mouvement littéraire du XXIe siècle — mettra certes du temps à exister, à diffuser, mais j’en reste convaincu, parviendra à le faire.

Ces pensées, je les ai eues chaque jour de ce mois dernier. Je pourrais accumuler les anecdotes. Début octobre, j’étais ainsi au rayon vrac/bio du Super U de ma ville. J’observais une jeune femme se servir en semoule, boulgour, quinoa… Aussitôt, voyant tous ces grains, il me vint à l’idée que la notion de granulaire pouvait porter à confusion. J’ai osé l’aborder pour lui demander ce qui pouvait être sa propre définition de la littérature granulaire. J’ai certes beaucoup insisté pour qu’elle me réponde, mais j’ai vu dans son regard comme une inquiétude, peut-être même une peur due à une certaine  incompréhension des concepts. La femme a lâché en criant son sac de graines de courges qui a explosé au sol tandis qu’elle a crié pour qu’un vigile intervienne. En m’éloignant, dépité, je me suis dit que c’était peut-être plutôt en librairie ou bibliothèque qu’il allait me falloir enquêter, que tous les publics n’étaient pas prêts. Agir avec méthode et circonspection. Mieux choisir mes interlocuteurs susceptibles de réfléchir aux problématiques du granularisme de façon à ce qu’ils soient d’indéfectibles relais  convaincus et prosélytes du MLG naissant.

Mais enfin, le moment est venu.
Le 25 octobre au soir, lors d’une fête chez des particuliers de ma connaissance où je parlais à toutes les personnes présentes de ma farouche volonté de révéler la littérature à granularité constante, en entrant dans la cuisine pour chercher un gobelet propre, j’ai surpris un échange entre mon ami et sa femme qui rechargeaient un plateau de petits fours. Je compris qu’ils parlaient de moi. J’entendis, avec tristesse les termes de « bizarre fixette plutôt chiante », comme quoi selon eux je commençais « sérieusement à prendre la tête« , que cela devenait « plus que lourdingue ». Cela me peina, car je les avais toujours considérés comme des gens cultivés, lecteurs réguliers de littérature — certes, à mon avis pas la bonne, c’est bien le problème —, mais susceptibles d’ouverture d’esprit et capables d’appréhender les enjeux… alors pourquoi ne m’entendaient-ils pas, restant sur l’écume de conversations qu’ils auraient apparemment préféré ineptes ?
Je revins dans le salon où les gens dansaient sur de la K-pop et voulut en parler à un type en train de piller un plateaux de petites saucisses. J’ai dû répéter ; mes propos étant couverts par ces bruits étranges que produisent les Coréens : que pensait-il de possibilité d’une littérature granulaire ? Il s’est alors moqué en me suggérant  « qu’en effet » je devrais « plutôt veiller à bien prendre mes granulés ». Puis ce fat, m’a parlé de ce qu’il a vu sur Tik Tok en matière de médicaments. J’ai décroché quand une blondasse est arrivée pour se vanter de ses ventes de fripes sur Vinted.

J’en étais à déplorer que cette soirée ne me ferait pas avancer dans la promotion de mes idées, lorsqu’il qu’il s’est alors passé l’événement heureux que je qualifierais de déclencheur. Un couple (j’ai oublié leurs prénoms et ils ne les avaient pas inscrits sur leurs gobelets) en milieu de soirée a éludé ma conversation en me conseillant de leur envoyer un mail explicatif « de façon à ce qu’ils puissent y réfléchir à l’occasion, merci ». Cette réponse de prime abord me déconcerta, mais en y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’il était vrai que je n’avais jamais vraiment posé le cadre théorique.

J’ai fini dans un coin du salon une bouteille de vodka en imaginant une stratégie :
– 1 – Expliquer par écrit ce qu’est à mon sens la nécessaire littérature granulaire
– 2 – Imprimer (pourquoi pas) des tracts que je distribuerais à chaque occasion pour faciliter le contact et les échanges sur ce projet crucial.

Lors j’eus terminé la bouteille, c’était décidé : j’allais agir illico. J’ai pris congé des mes hôtes (ils avaient l’air ravis de me voir partir dans une nouvelle dynamique) et suis rentré chez moi, motivé et convaincu que l’heure était venue de poser les termes. Alors que j’aurais pu prendre la réponse du couple consistant à leur envoyer un mail pour une fin de non-recevoir, au contraire, celle-ci m’avait donc stimulé et définitivement persuadé qu’il me fallait pas seulement en parler, qu’il était vraiment temps de graver le MLG dans le marbre.

Dans la nuit, j’ai donc enfin rédigé Le Manifeste Granulariste (que j’ai souhaité simple et pédagogique).
Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui le publier :

« Manifeste Granulariste pour une Littérature à Granularité Constante »
(terminé le 26 octobre 2025 – 6h12)

PRÉAMBULE DÉTERMINÉ :

Nous, les Granularistes, refusons la dictature de l’à-peu-près, l’assujettissement à la structure en trois actes, l’hégémonie du twist final et du héros cabossé-mais-racheté.
Nous déclarons la guerre à la plasticité émotionnelle prévisible, à la glisse narrative fluide, à la moelle molle du page-turner tiède.
Nous proclamons la souveraineté du grain, de la particule littéraire, de l’atome de style.
Nous voulons une littérature dont chaque grain soit visible, palpable, inaltérable. Une littérature qui résiste au lissage, au flux, au scrolling.

THÉORÈMES GRANULARISTES :

Contre le smoothie narratif, nous revendiquons le gravier.
Nous ne voulons plus de récits aux bords arrondis, digérés d’avance. Chaque texte doit crisser sous la dent, irriter la langue, provoquer des aphtes d’intelligence. À l’industrie du roman-marchandise, nous opposons la mécanique des grains. Le texte n’est pas un pipeline narratif, c’est une constellation d’unités autonomes, un mille-feuille d’instants distincts. Chaque fragment doit pouvoir être arraché au livre et vivre seul comme une épave sacrée.
Nous militons pour une littérature en apnée, sans zones de confort.
Toute fluidité est suspecte.
Le Granulariste interrompt, résiste, hache, frotte, redémarre. Il ne vous racontera rien : il vous jettera dans la gueule des blocs et des blocs dans la gueule.
La granularité est notre arme contre l’homogénéisation algorithmique
Pendant que les faiseurs de fiction appellent ChatGPT et consorts à la rescousse pour enfanter des romans flasques et globaux, nous, Granularistes, voulons une IA incapable de prédire la suite d’un seul de nos paragraphes.
La narration continue est une illusion, comme la courbe du bonheur
Nous refusons l’arc narratif, les climax attendus, les arcs de rédemption. Nous écrivons sans tremplin ni parachute. Chaque mot est un caillou souverain, pas un rouage.
Le style, ce n’est pas un vernis, c’est une topographie
Nous sculptons des territoires, pas des livres. Le lecteur n’avance pas — il trébuche, se blesse, découvre.
Le Granulariste écrit pour ralentir
Dans un monde qui exige un roman toutes les trois semaines, il choisit le ralenti du geste inutile. Il se veut coureur de fond du silence, pas sprinteur du buzz.
Le Granulariste est un compositeur du heurt
Il juxtapose, il fragmente, il redoute la transition douce. Il préfère le collage aux fondu-enchaînés, le montage au glissement.

NOS ADVERSAIRES :
Les romanciers-bâtisseurs de rails narratifs à grande vitesse.
Les petits producteurs de fictions aux hormones, gavés d’IA, de « voix distinctives » recyclées et de « structures qui marchent ».
Les éditeurs qui pensent en quinzaines de parution et en listes de mots-clés SEO.
Les lectures linéaires, continues, fluentes, les écrits cons et confluents.
Le confort de la reconnaissance stylistique.
Les phrases qui passent comme l’eau, sans faire de bruit ; l’énurésie littéraire.

NOS OUTILS :
Le fragment assumé, inachevé, résistant à la clôture.
La micro-série littéraire auto-réfractaire.
La typographie comme outil de dissidence narrative.
L’ellipse sans retour.
La répétition non obsessionnelle mais granulaire — granule après granule, la récurrence se diffracte.
La cartographie du texte, pas son déroulé.

UNE DEVISE :
« Ce n’est pas parce que tout le monde veut nager dans le sens du courant que le courant a du sens. »

Je dois, sans modestie, avouer que je suis plutôt content de ce manifeste qui, il est vrai, répond à plusieurs de mes travaux antérieurs récents. Il m’a pris beaucoup de temps à rédiger, à la fois dans ses fulgurances comme dans ses aspects les plus hermétiques, ainsi qu’il convient à ce type d’exercice. C’était — il me faut le reconnaître humblement avec la foi du solitaire bâtisseur d’avenir — très difficile à formaliser (surtout après une bouteille de vodka presque entière). Ce travail, que j’imagine humblement perfectible (ainsi les fois prochaines, je donnerai des exemples correspondant à ce que le MLG désigne comme ses « adversaires »), restera toutefois marqué du sceau de l’Histoire, j’en ai bien conscience.

Pour l’anecdote, à l’aube, lorsque j’en eus terminé la rédaction, je suis allé regarder la rue par ma fenêtre, à la fois rendu songeur par l’importance de ce que je venais d’offrir à mes contemporains, et surexcité, en proie à l’exaltation de la fièvre créatrice qui allait maintenant contaminer, je le sentais aux tréfonds de mon être, le monde lui-même. Dans la lumière du petit matin en bas de l’immeuble, un SDF tirait une petite carriole de vieux papiers, vraisemblablement des prospectus, des revues et des ouvrages périmés… Je reçus cette vision comme un signe que m’adressait la postérité : ces écrits froissés, salis, en boules, ces déchets de la logorrhée contemporaine, destinés à être jetés n’étaient-ils pas le spectre de la littérature que mon manifeste venait d’irrémédiablement renvoyer aux rebuts du passé, au Grand Pilon Absolu ? Ce pauvre hère emmitouflé dans sa misérable pelisse me fit l’effet d’être la figure de l’écrivain errant, du littérateur marginalisé par un système éditorial corrompu, du lecteur perdu qui cherche à se réchauffer auprès de nouveaux tropes ; ceux-là même qui quelques étages au-dessus de lui venaient d’émerger par Le Manifeste !
J’ai ouvert la fenêtre et me suis penché pour voir si d’autres messages de la Providence m’étaient adressés, mais comme j’ai failli basculer, je m’en tins là. Le destin m’avait suffisamment conforté, et en plus il caillait.

Ce n’est qu’à mon réveil quelques heures plus tard que j’ai envoyé Le Manifeste (j’avais volontairement voulu différer cet envoi pour aiguiser l’impatience légitime de mes destinataires qui devaient l’attendre à leur retour, relevant leur courrier frénétiquement).
(Curieusement, le message m’est revenu. J’avais dû dû mal noter l’adresse de courriel du couple intéressé, ou alors ils s’étaient trompés. Ou alors j’avais trop picolé).

J’ai pris un doliprane et suis allé me recoucher, un peu nauséeux, mais l’âme en paix, le devoir littéraire accompli.

Désormais c’est écrit : la littérature à granularité constante va advenir.

À bientôt dans cette ère nouvelle,

Granulairement vôtre,
FM


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