
[Métiers inconnus] Ermite ornemental (La Baule)
[Chronique parue dans le défunt (et regretté) web magazine Terri(s)toires le 6 janvier 2014. Pour obtenir le recueil imprimé autoédité (14 métiers inconnus), écrivez-moi, il m’en reste une vingtaine (gratuit et dédicacé contre 5 € de frais d’envoi).]
Ermite ornemental (La Baule)
Les Années Folles l’auront vraiment été, à l’ouest : preuve en est de cette mode des ermites ornementaux qui apparut lors de l’essor de la station balnéaire de La Baule, et chez les riches propriétaires de « folies nantaises ».
Lorsque La Bôle devient La Baule en 1896, cela fait déjà quelques années que le projet de créer une station balnéaire ex nihilo a pris son essor, sous l’initiative de messieurs Hennecart et Darlu, de l’architecte Lafont, puis de celle du négociant en épices Gageot. L’arrivée du chemin de fer, l’action de la Société des Dunes qui cède le lieu à la Société des instituts marins s’occupant des « enfants tuberculeux de familles riches », l’usine électrique (1900) puis le tramway à pétrole ont stimulé la construction de près de 300 villas dans des quartiers tracés au cordeau par des avenues au titre parfois pompeux.
L’Institut devient un casino en 1904 ; un hôtel de luxe ouvre en 1908… Mais l’essor de la ville est ralenti en 1914 : « La Première Guerre mondiale qui arrête toute activité touristique pendant cinq ans a des répercussions inattendues, en Presqu’île guérandaise. Celle-ci étant pendant cette période un centre important de débarquement, de garnison et de repos des alliés, elle [La Baule] connaît les années suivantes un afflux considérable de touristes anglo-saxons, ainsi que le traduit l’appellation des nouveaux hôtels (Cécil – Morgane – Select…) »
C’est justement en 1920 que le petit-fils d’un excentrique Anglais (1), Charles Hamilton III, acquiert une vaste villa avec parc de 12 hectares dans le quartier fortuné du Bois d’Amour créé par le promoteur Louis Lajarrige à La Baule (2) afin d’y demeurer. Il espère que l’air marin tant vanté sera bénéfique à sa fille Davida, créature éthérée toujours vêtue de jupes pastel et amatrice de vélocipède, diagnostiquée alors comme « pulmonaire ». Totalement fasciné par la personnalité de son grand-père, ce riche industriel, dépositaire d’un brevet dérivé de la trouvaille de Joseph Bramah (inventeur en 1778 du clapet anti-retour et siphon sur les chasses d’eau alors en plein boom (3), décide, pour se démarquer, de faire comme son aïeul, et d’embaucher un « ermite ornemental ».
Emploi avec grotte de fonction
L’idée est tant baroque que littéraire et esthétique. Il s’agit de rémunérer un homme pour qu’il vive dans une grotte artificielle, au fond d’un parc alternant pelouses rases et végétation à l’anglaise. L’individu, barbu et farouche, doit vivre en robe de bure, se nourrir frugalement. Il s’engage contractuellement à déambuler à heures régulières devant sa caverne, à chanter, à marcher en lisant la Bible, en priant et proférant des psaumes, « si possible en grommelant dans sa longue barbe qu’il veillera à ne jamais peigner ». L’entretien des abords, d’une végétation touffue et romantique, est à sa charge. Il a une autorisation exceptionnelle de sortie annuelle pour droit d’affouage, afin de se procurer de quoi se chauffer durant l’hiver (4).
Le rôle de cet ermite de compagnie, comme celui des poules anglaises, des chevreuils ou colombes de parcs, consiste à égayer la vue depuis les croisées du salon de la villa. Particularité bauloise : si l’ermite ornemental de Richard Hamilton III vécut dans une grotte frustre, il eut toutefois l’usage de toilettes privatives à chasse d’eau avec clapet anti-retour et siphon – mais des droits d’auteur, pour l’usage, étaient retenus sur son étique salaire. Il est vrai que pour Richard Hamilton III : « un véritable ermite ne se vautre pas dans la soie. Un salaire élevé serait contraire tant à sa vocation qu’à la beauté de sa tâche».
On n’a guère d’informations sur « Gros George », l’ermite ornemental de Richard Hamilton III – et premier ermite ornemental français – hormis le fait qu’il mourut en 1923 à l’âge de 24 ans (on lui en donnait 72) d’occlusion intestinale sur le chemin de l’hôpital de Saint-Nazaire, lors de la troisième année de son office. Selon certains, en conséquence de son manque d’argent, tandis que son employeur piqué de cette nouvelle science qu’était alors le freudisme parla pour sa part « d’une victime tardive du stade anal : soit une invraisemblable avarice teintée de mélancolie ». Toutefois, Richard Hamilton III n’embaucha pas de nouvel ermite, s’étant « attaché à celui-là » que sa fille aimait particulièrement entendre tousser du fond du parc, « se sentant moins seule dans l’accablante maladie que le sort lui avait voulu ».
Prolifération d’ermites
L’existence de Gros George avait toutefois fait une traînée de poudre : la bonne société des résidents baulois qui était fascinée par les chics et fastes britanniques avait été vite morte d’envie d’avoir elle aussi ses propres ermites ornementaux. De nombreux recrutement de pauvres pour cet emploi atypique eurent lieu des années 1921 à 1925.
Au printemps 1926, on comptait, d’après la gazette Serres et Jardins de Bon Goût, près de 60 villas bauloises à posséder leur ermite ornemental (dont un tiers était des femmes, car payées moins cher par la classe moyenne). Une course à l’originalité avait même fait son apparition : d’aucuns voulaient plusieurs ermites à chaque coin de leur parc ou terrain (avec interdiction de communiquer entre eux), d’autres embauchaient des ermites à thèmes (Orient Sauvage ; Far West Indien ; Rivages Funestes, Fruits de la Passion…).
Certains, même, qui se haussaient du col sans en avoir vraiment les moyens en termes de superficie de terrain, prirent des ermites de salon, avant de renoncer à cause de la difficulté à circuler dans leur propre maison, à cause de la fumée dégagée par le feu de camp de bois vert, ou encore parce qu’ils ne supportaient plus d’entendre des psaumes ou des délires mystiques toute la sainte journée. Voire : la proximité de l’ermite remettait en question même sa fonction: « Un ermite qui vit parmi vous en est-il un ? », s’interrogea avec pertinence le chroniqueur d’un magazine de décoration qui mit en garde sur « l’usage réel que l’on fait de son ermite ornemental » et appela à un « juste retour des choses : si vous n’avez pas la place pour une grotte, même dans le couloir, renoncez à en prendre un. Trop de signes ostentatoires de confort peuvent hélas mener tant à l’encombrement qu’au ridicule. »
Les folies en sont folles
Le phénomène des ermites ornementaux déborde rapidement La Baule : les Nantais fortunés, hâbleurs et teigneux, jaloux de l’essor de la Baule, s’en entichent. Les folies nantaises, ces riches demeures bâties jadis par des aristocrates, des négociants ou des négriers des environs de Nantes, ont aussi leur lot d’ermites ornementaux qu’on fait parfois venir des Colonies pour les implanter dans des décors censés reconstituer des paysages exotiques.
En pleines Années Folles, on voit s’exprimer toutes les fantaisies : un ermite lunaire en hommage à Jules Verne vivant dans une fusée-obus ; nombre d’ermites algériens, calédoniens ou sénégalais comme dans les Expositions coloniales ; des ermites adeptes de ces nouvelles danses que sont la valse ou la mazurka ; des ermites en tutu pour des « ballets suédois » comme à Paris ; des ermites inspirés de Joséphine Baker à qui il faut régulièrement changer la jupe en bananes fraîches livrées au hangar du quai des Antilles…
Au point, devant toutes ces confusions des genres, qu’on commence à parler de la nécessité d’instaurer un label ; une sorte d’appellation géographique contrôlée associée à une fiche descriptive de l’uniforme et de la fonction (barbe, chevelure, robe, odeur, ainsi que la description des activités dites de « cœur de métier ») visant à corriger « les abus, les dérives, et la perte d’authenticité de l’ermite ornemental nantais. »
Des échauffourées entre propriétaires et curieux qui ont lieu en 1926, à Nantes, dans les parcs donnant sur les bords de l’Erdre, attirent l’attention : la populace se réclamant d’un saugrenu « droit de passage » vient admirer les ermites ornementaux en longeant la rivière sur les abords des vastes propriétés, ou simplement leur jeter des pierres pour s’amuser un peu (5).
Ces incidents apitoient Jules Méricourt, syndicaliste proudhonien, cheminot à la Compagnie d’Orléans. Ému par la condition des ermites, il décide de prendre fait et cause pour « cette misère décorative autant à la mode que les camélias, et qui fleurit partout aussi, mais qui est bien moins bien traitée, ne serait-ce que du point de vue des insectes parasites ». Il proclame que « l’émancipation des ermites viendra des ermites eux-mêmes ». Arpentant les abords des propriétés bauloises durant ses temps de repos, il essaie de rentrer en contact avec les pauvres hères. L’affaire échoue devant les difficultés : « Je me heurtais à des murs, et pas seulement ceux si hauts qui entouraient les parcs d’où il m’arrivait de tomber sous les coups des garde-chasses ou des jardiniers… Les ermites ne m’écoutaient même pas, restant sourds à mon souhait d’une action collective ». Amer, il abandonnera sa juste cause, non sans écrire un opuscule sur une « théorie de la grève individuelle », avec en annexe un article intitulé « La solitude de l’ermite au fond de sa grotte » qui laissera indifférent dans les rangs militants, le combat étant jugé « trop isolé ».
Retombée de la mode
La mode des ermites ornementaux commence à se dissiper vers 1928 parce que leurs employeurs aisés se mettent à préférer aller voir, ou s’aménager chez eux, cette formidable nouveauté qui se répand : le cinéma parlant. « Il faut reconnaître qu’une fois l’enthousiasme passé, le spectacle d’un ermite ornemental est un peu ennuyeux », reconnaît, las, et au moment de se séparer des siens, Cebron de Lisle, propriétaire de la folie nantaise, le Château de Bois-Briand.
Son parc comprend alors une dizaine d’ermites sales et hirsutes, qui avaient été toutefois remarqués pour leur certaine modernité, car mis en réseau via un ingénieux système de boîtes de conserve attachées entre elles par des kilomètres de fils. « Et en vérité quand je les regarde, ils me donnent envie de me gratter ».
Les preuves irréfutables :
1 – Richard Hamilton, excentrique Anglais
2 – Débuts de la station balnéaire
3 – L’histoire de la chasse d’eau. (À noter que de nombreuses fortunes se sont toujours constituées grâce à ce champ particulier de l’activité humaine, telle celle du propriétaire du Nouvel Obs, Claude Perdriel, inventeur du sanibroyeur.
4 – Le droit d’affouage
5 – La télé réalité ne sera inventée aux États-Unis que 45 ans plus tard, en 1971.
À noter que ce texte (mêlant fiction et stricte réalité, hein, à vous de démêler) a inspiré l’autrice et dessinatrice Gabrielle Piquet qui l’a adaptée/intégrée dans sa remarquable BD « La mécanique du sage » (elle m’avait demandé l’autorisation), récompensée par le prix de l’audace FIBD Angoulême 2021 et dont je recommande vivement la lecture.