
Bulldog
Pour se moquer de lui, le fils du voisin l’appelait « Big balls » à cause de ses attributs un peu trop visibles qui ajoutaient à sa laideur, mais le nom que lui avait donné sa maîtresse était Julius, car elle lui trouvait un air impérial.
Depuis qu’elle possédait Julius, elle qui était timide, se sentait forte, comme protégée, comme nantie d’un statut qu’elle aurait été incapable toutefois de définir (voire dotée d’une certaine puissance.) Julius grâce à sa masse haletante, bruyante et bavante, tenait les autres à l’écart, surtout les enfants et les dragueurs, ce qui lui convenait parfaitement — mais à cause d’elle attirait en revanche parfois d’autres hommes, un peu lourds il est vrai, ou d’autres propriétaires de chiens qui ne pouvaient s’empêcher de vouloir s’enquérir des avantages et des inconvénients de cette race de chiens.
Julius faisait l’attraction (elle pensait qu’ils l’admiraient, mais en fait l’animal les effarait un peu et les commentaires qu’elle n’entendaient pas étaient toujours un peu goguenards), surtout lorsqu’elle sortait avec lui au marché.
En fait Julius était une extension, d’une certaine façon, d’elle-même. Oui, c’était cela : avec Julius, elle s’affichait en tant qu’elle-même. Elle n’arrivait pas bien à expliquer ce ressenti, mais Julius avait pris une importance considérable dans sa vie, et bien des choses découlaient de son existence, de sa présence. Parfois elle ne se souvenait plus complètement de sa vie d’avant Julius, comment c’était — et elle se faisait peur en se disant que Julius pourrait venir à disparaître.
Il y avait juste un truc important qu’elle n’arrivait pas à résoudre : se décider à nettoyer le petit carré de pelouse devant sa petite terrasse de sa petite maisonnette HLM. Pelouse saccagée par Julius et jonchée de matières qui commençaient à sentir les jours de grosse chaleur. Mais comme c’était l’univers de Julius… pouvait-elle se permettre d’y changer quelque chose ? Quoiqu’il en soit, cela n’allait pas calmer l’antipathie que lui vouaient depuis toujours ses voisins. Cette hostilité qui l’avait d’ailleurs quelque part poussée à prendre Julius pour se rassurer et les tenir éloignés.
Souvent, elle regrettait que Julius ne puisse la conseiller dans cette situation. Car à vrai dire, c’était la seule ombre : il ne lui manquait plus que la parole.
C’était un cercle vicieux, en fait.
Mais heureusement, elle avait Julius.
(Vallet, 44 — 29/07/2019)