
Discrétion
C’était une fin de journée ordinaire après ses huit heures de boulot banales. Il ne se passait rien d’exceptionnel, et il ne pensait à rien de particulier, passant inaperçu dans la foule sur le quai du métro. Soudain, un inconnu apparut devant lui et lui tendit une enveloppe kraft. Il s’en saisit par réflexe, sans comprendre, sans réfléchir. L’homme, qui avait un accent indéfinissable se pencha et lui souffla « faites maintenant très attention à vous. Surtout restez bien dans la zone de discrétion ». Et puis il se retourna et s’évapora entre les corps qui se pressaient pour monter et descendre de la rame qui venait de stopper.
Tout s’était passé si vite et de façon si surprenante qu’il n’avait pu réagir, que, déjà, il avait oublié le visage et l’aspect de l’inconnu. Troublé, et mû par l’habitude, l’enveloppe à la main, il se faufila dans la queue devant la rame et y monta, se retrouvant au final par effet de tectonique des fluides humains plaqué contre la vitre de la portière automatique qui s’était refermée pendant le son d’avertissement. Durant tout le trajet, il garda l’enveloppe contre son ventre en se demandant ce qu’il venait de lui arriver.
En sortant, poussé par les autres passagers il traversa le quai et alla s’asseoir dans un de ces fauteuils de plastique moulé. Toutefois, au moment d’ouvrir la mystérieuse enveloppe, il fut pris d’une angoisse : était-il dans la zone de discrétion ? Il observa les personnes sur le quai : subitement, tout le monde lui parut suspect. Il glissa alors l’enveloppe entre son pull et sa chemise et se dirigea vers l’escalator en jetant des regards suspicieux aux alentours. Parvenu à la surface, la rue lui sembla normale, mais, tout de même, il s’inquiéta. Peut-être devait-il devoir désormais augmenter sa vigilance ? Il décida d’emprunter un itinéraire de retour différent de ses habitudes. À cette occasion, il se rendit compte qu’il était déjà en train d’acquérir une sorte d’acuité : il remarqua des détails, scruta les ombres, nota tel nouveau commerce, réalisant qu’il ne s’était pas aperçu de tant de choses auparavant dans les pourtant proches environs de son domicile — mais il est vrai qu’il ne passait jamais par là. Il se demanda aussi si cet itinéraire correspondait bien à la zone de discrétion. Comment savoir ?
Arrivé chez lui, il baissa le store de la cuisine et ouvrit enfin l’enveloppe. À l’intérieur, il trouva une simple feuille avec un court texte imprimé, rédigé dans une langue inconnue. C’était très intriguant.
Il passa quelques heures à essayer de déchiffrer le texte avec des traducteurs en ligne et des chatbots de génération de texte, mais par fragments, un mot ou deux pris au hasard, pour ne pas attirer l’attention — tous ces logiciels connectés enregistrant les moindres écrits, recherches sinon faits et gestes, ils n’étaient certainement pas dans la zone de discrétion. Cela ne donna aucun résultat, et il ne sut toujours pas ce que signifiait le texte. Peut-être était-ce un texte crypté ? Il fut tenté de faire des recherches sur les méthodes de cryptographie basiques… mais renonça. Là encore, il pouvait se faire remarquer. Sans doute devra-t-il trouver des solutions discrètes pour déchiffrer le message. Mais comment s’y prendre sans éveiller de soupçons ?
Il mit l’enveloppe dans une boîte en plastique hermétique et la cacha dans le réservoir de la chasse d’eau de ses toilettes — il avait vu faire ça dans un thriller au cinéma. Le volume de la boîte changea celui de l’eau de la chasse. Il songea que quiconque viendrait à s’en servir s’apercevrait peut-être que moins d’eau qu’à la normale désormais s’évacuait. Il réfléchit : heureusement jamais personne ne venait chez lui, mais cela restait une astuce tout de même temporaire. Il lui faudrait rapidement et impérativement imaginer une meilleure cachette.
Il dormit très mal la première nuit car mille questions le harcelèrent. Pourquoi lui, qui était si ordinaire ? Que disait le texte ? Qui était l’homme ? Et si c’était une erreur dangereuse ? Était-il au cœur d’une machination ? Et si c’était une simple farce ? Surtout : où était la zone de discrétion ? Était-il ou non en dehors de celle-ci ? Quel était son périmètre ? Quel seuil ne pas franchir ? Qu’allait-il se passer s’il ne s’y trouvait pas, ou plus, dans cette satanée zone de discrétion, par simple méconnaissance ou coupable négligence ?
Il se rendit à son travail les jours suivants en tentant d’avoir l’air tout aussi habituel que possible. Habituel, dans le sens de discret — ce que de toute façon il avait toujours été. Il s’attela davantage à se rendre invisible, à se fondre dans le décor, veillant à ne pas faire de gestes brusques, à n’émettre aucun son nouveau, à ne pas se déplacer trop vite ou inopinément, à ne pas engager d’interactions avec qui que ce soit et surtout à ne parler à personne de ce qui venait de lui arriver. Heureusement, ses collègues ne semblèrent rien remarquer ; preuve au moins que ses efforts étaient payants. De ce côté, il parvenait donc à correctement s’en débrouiller. C’était un premier soulagement, mais il n’était vraiment pas au bout de sa peine : comment savoir combien de temps il allait devoir entretenir la zone de discrétion ? Oui, comment sortir de cette épouvantable situation ?
(Flamanville – 20/01/25)