Tomate

Durant tout le repas, son abruti de collègue l’avait bassiné avec ses histoires de boulot, de famille, de voisins, de gamins… Que des sujets qui l’ennuyaient profondément. En sus, ce crétin mettait un temps fou à raconter longuement et avec un luxe inouï de détails sans importance ses putains d’anecdotes ineptes. C’était irritant, interminable. Pourquoi avait-il accepté de déjeuner avec cet imbécile ras-les-pâquerettes ? Comme si ses journées de travail assommant, son bullshit job ne suffisaient pas à sa peine, à mettre à l’épreuve son endurance à subir la bêtise du monde, lui qui était si assoiffé, et en permanence, de culture, de connaissances, de savoirs, de beauté, de sens… Lui qui ne supportait pas de perdre la moindre seconde qui ne lui fut édifiante ou enrichissante.
Il se leva de table et tout en s’excusant, car il devait se rendre aux toilettes, balaya du regard pour la première fois le décor de la minuscule pizzéria bondée par les employés de bureau du quartier. Les murs nus étaient peints en noir. Une étagère avec des boîtes de conserve de purée de tomates se trouvait au-dessus du comptoir, et une autre, semblable, surplombait le plan de travail du pizzaïolo.

En urinant debout dans les toilettes de la pizzéria, il réalisa que l’étagère face à lui, au dessus de la cuvette, était, elle aussi, flanquée d’une boîte de purée de tomates aux côté de rouleaux de papier WC et d’un flacon de liquide de nettoyage. Il vérifia : la boîte était vide. C’était donc une décoration.
Ce détail acheva de le consterner. Mieux : de l’épuiser. Comment pouvait-on avoir l’idée d’orner des toilettes avec une boîte de purée de tomates ?

Incapable de se concentrer de tout l’après-midi sur son tableur saturé de chiffres ennuyeux, il ne cessa de fulminer à propos de la boîte de purée de tomates. Le soir, dans le bus, puis chez lui en mangeant devant la télé, puis dans son lit, durant la nuit, il rumina avec fureur cette lubie absurde de décorer les toilettes de la pizzéria avec la boîte. Il essaya de calmer son esprit en surchauffe. Il eut beau tenter de se raisonner, de se dire qu’il n’ignorait rien et depuis toujours de la stupidité et de la laideur du monde, du manque de goût général, de l’inculture humaine, du manque d’exigence constant, voire grandissant de l’époque, et que cette boîte de purée de tomate n’était somme toute pas grave parmi tout ce qu’on pouvait déplorer, qu’il y avait bien plus hideux partout, qu’elle n’était qu’un détail, une anecdote dérisoire… rien n’y fit. Il se tourna et retourna dans son lit jusqu’à l’aube, puis finit par se lever, quelque peu hagard et fiévreux.

En buvant son café, il se sentit si harassé qu’il en conclut qu’aller se cogner son tableur serait au-dessus de ses forces. Il attendit l’ouverture du bureau et appela le standard, se fit passer le service RH, et expliqua qu’il était trop mal pour venir travailler. Au bout du fil, l’assistante lui demanda ce qui lui arrivait. Il bredouilla qu’il était malade, et improvisa en prétendant que c’était sans doute une intoxication alimentaire. Peut-être venue d’une pizza. Compatissante, l’assistante lui expliqua que si ça se trouvait, ça venait des tomates. Elle commença à raconter qu’elle aussi justement, ça lui était arrivé pendant ses dernières vacances, puis volubile, elle se lança dans la description de la pizzéria où elle pensait avoir été contaminée et lui fit la narration de l’incident. Elle ne se rappelait plus si elle avait pris une regina, ou une sicilienne. À moins que ce fut une calzone ? Elle n’en était plus certaine, car elle aime les calzone. Toujours est-il que son mal de ventre lui était sans doute venu de la tomate. Car en effet, quand la tomate n’est pas fraîche, cela peut arriver. On le sait, maintenant. C’est prouvé. D’ailleurs, elle avait une amie à qui il était arrivé la même chose, mais dans une autre pizzéria. C’était il y a 2 ou 3 ans. Ou peut-être 4. Une pizzéria dans une autre ville. Ou à l’étranger peut-être. C’était venu d’une margarita. Ou peut-être était-ce aussi une regina. En tout cas, il y avait de la tomate car ce n’était pas de ces pizzérias qui font dans l’hawaïenne ou la normande dégoulinante de crème et de lardon. Il y en a même qui font des pizzas-tartiflettes et quand on y pense, c’est quand même un peu dingue. En tout cas, son amie avait mangé — pourtant pas entièrement — une pizza sur base de tomates, ça c’était sûr.

Alors il poussa un long cri, comme venu du plus profond de lui-même, coupa brutalement la communication, projeta de rage son mobile contre le mur de sa cuisine et fondit en sanglots.

(Nantes – 21/02/25)