
Anonyme
Aspirant artiste, c’est en s’écœurant au milieu d’une exposition montée par une galerie parisienne prétentieuse, qu’il connut son épiphanie, exaspéré qu’il fut par des toiles sans intérêt, exécutées sans âme par des imbéciles prétendant cracher sur la consommation alors qu’imposteurs, ils étaient bien en peine de donner du sens aux messages prétendument rebelles de leurs œuvres face à leur visible avidité de gloire et d’argent. Ce fut décidé : il sera non pas un peintre en quête de sens, mais le peintre du « sans ». Il sera le peintre des « gens sans », de « l’art sans », de ceux qui veulent « vivre sans ». Son geste artistique magnifiera le sans. Il brûla ses papiers et se retira dans une bicoque sans caractère ni chauffage dans un opportun « passage sans nom » sis dans la ville costarmoricaine de Plurien. Là, vivant dans un dénuement toujours plus grand, il s’astreignit à peindre les jours sans inspiration : paysages sans couleurs ni traits saillants — des champs gris et plats sous des ciels de craie – sans être humain. Ce qui ne le satisfit pas. Alors il étendit ses recherches vers toujours plus d’abstraction durant quelques décennies, en ermite dans la fièvre et l’obsession, sans contact avec le monde, sans aucune attache, mais surtout sans chercher à exposer ni vendre, sans chercher la critique, la reconnaissance ou la gloire. Les dernières années, dans une démarche sans compromis il se passa du cadre, puis de la peinture, puis de la toile. Sa dernière œuvre – un tableau sans titre comme il se devait — d’une extrême radicalité n’était même plus visible : il s’était passé de tout. C’était son chef d’œuvre. Le « sans » s’imaginait, il ne pouvait s’offrir au regard. Alors ce qui devait arriver arriva : lorsqu’il devint sans âge et trop sans le sou, on retrouva son corps nu et sans vie, dans sa maison vide, un jour d’hiver sans pitié. Il serrait contre lui son journal. Ses dernières lignes s’y préoccupaient de sa postérité et de celle de son œuvre, avec ce doute lancinant qui lui était venu sur le tard : était-il resté inconnu parce qu’il avait été sans talent ?
(30 août 2019 – photo @lilahmizio)