
Adresse à celles et ceux qui se réduisent en figurines
Je ne sais pas qui a relancé ce vieux meme des starter packs remontant à 2014 en le dépoussiérant grâce à une ou des IA, mais il n’aura échappé à personne que cela a été une déferlante insensée de production et de circulation (on parle de 700 millions de photos Ghibli et de starter packs), d’adeptes frénétiques et déchainés — même son lot de personnalités placées au plus haut —, son camp des antis, ou, comme moi, celui des profondément choqués.
Choqué, d’autant que les starter packs ont embrayé peu de jours après la mode de la « ghiblisation » des images (trend déjà bien documentée) qui avait déjà fait couler beaucoup d’encre en transfigurant le monde en un simple produit issu d’une culture populaire massive (je ne vais pas y revenir — mais j’ai lu de bons textes à ce propos qui mettent l’accent sur quelque chose qui m’est épidermique : la dévitalisation des signes, la perte du sens [*]).
Choqué, parce que mon premier starter pack vu sur Linkedin — j’ignorais que la mode venait de commencer sur les plateformes de microblogging — était celui de quelqu’un que j’apprécie. Le voir s’auto amenuiser en une figurine, en un jouet moche, se résumer à deux ou trois signes niais… m’a totalement navré. C’était ridicule et triste. Je me suis demandé quelle mouche l’avait piqué. Je n’ai découvert que peu après la déferlante partout ailleurs ; des milliers de personnes qui se transforment, s’enlaidissent eux-mêmes en jouets ou en produits dérivés marketing, en objets. Cela venait donc de là…
J’ai, comme on dit aujourd’hui, halluciné.
Il est évident que les gens ont bien le droit de s’amuser (toutefois, dans le rayonnage des starter-packerisés, j’imagine qu’il y en a pourtant à déplorer les idioties des ados sur Tik Tok ou Snapchat), mais je ne peux m’empêcher d’être sur ce coup-là, pisse-froid, et de l’assumer pleinement. Non pas pour les raisons écologiques (> lire ici quelques chiffres terrifiants), ou à cause des dangers réels ou supposés de l’IA de l’emploi à l’éradication de l’humanité (promesses funestes portées par des propos menés à la fois par ses contempteurs ou ses promoteurs en une façon paradoxale de marketing mortifère et apocalyptique), ni pour la question des droits d’auteur [**] qui finira bien par être légiférée (… ou pas, car le grand dessein est de faire de toutes et tous des « créateurs de contenus », générateurs d’argent pour les possesseurs de tuyaux — et on y aura toutes et tous contribué depuis fort longtemps), mais pour des raisons, oserais-je, de dignité et de prise de conscience de ce que vous êtes en train de vous infliger, dans un processus d’abêtissement, telle la servitude de La Boétie, volontaire [***].
En effet, et en premier lieu, que dit de vous, de notre époque, cet amusement à se muer en jouet (certains poussant le truc très loin) en étant aidés par la presse même ? En quoi se transformer en figurine, et le faire comme des milliers d’autres, est-ce si drôle, si irrésistible ? Qu’on m’appelle vite le sociologue d’astreinte : je voudrais une explication qui me tirerait de mon effarement… Serait-ce le dernier stade du self branding ?
Je trouve en effet :
– Effrayant de vous assimiler vous-mêmes à des produits industriels et de marketing, en vous compressant en quelques signes naïfs. À celui qui voudrait une humanité de consommateurs serviles et bébêtes qui se complairait à être normée et standardisée sous blister tel un produit de consommation, comme un gadget interchangeable, démodable, jetable… vous envoyez du rêve. Et après, étonnez-vous qu’il vous faudrait choisir votre orientation professionnelle dès la maternelle (même si le propos a été corrigé) et constatez et convenez qu’au travers des starter packs d’hommes politiques (sans doute adoreriez-vous posséder un Darmanin en plastique) ou de récupération commerciale et publicitaire que votre geste starter pack offre à d’autres l’occasion en retour d’une démagogie par le signe. Vous vous amusiez ? Ils sautent sur l’occasion pour illico vous récupérer, ré-utiliser, pour vous asséner une fois de plus, une fois encore, ce qu’ils veulent vous vendre. L’humour initial, la fantaisie, de vos starter packs a été illico dévorée. Déjà, vous vous livriez à un mouvement massif et banalisant que vous voilà davantage dévalorisés. Mais le problème, c’est qu’il s’agit de l’image de vous-même.
– Effrayant de n’avoir pour modèle (et c’est le cas déjà avec la « ghibilisation ») que des références populaires massives. C’est tout simplement déplorable, pour ne pas dire affligeant. Ces outils pourraient tant être des opportunités de créativité individuelle, de subversion même… et vous n’en faites que des outils de duplication du déjà fait, déjà vendu, déjà rebattu. Savez-vous que vous pouvez faire mieux ? Que vous pourriez utiliser l’opportunité incroyable que représentent ces outils pour élever le niveau, pour vous élever ? En vous starter-packisant, vous abdiquez votre exigences, vos imaginaire et potentiel créatif.
– Effrayant de confier tant d’éléments sur vous-même à l’IA. Les réseaux sociaux savent déjà tout de vous : mode de vie, opinions politique, consommation, amis, famille, et même sexualité… Que croyez-vous que l’IA (qui vous pousse à faire des Ghibli et des starter packs pour vous hameçonner, vous rendre dépendant, vous conditionner à avoir un rapport ludique avec elle, vous inciter à consommer) veut accomplir au travers de vos interactions, dialogues, échanges, avec elle, sinon franchir une nouvelle frontière ? : avoir et savoir ce que vous avez en tête, établir votre profil psychologique, votre manière de réfléchir et de vous exprimer, vos préoccupations les plus secrètes, mettre en graphe la façon dont vous vous considérez en propre… Ainsi, vous lui avez balancé votre image, et avez résumé qui vous étiez en trois ou quatre signes. Bien joué. Bravo. Merci pour la fiche qui se complète.
Faire le sens, brouiller les limites entre un réel-faux et un virtuel-vrai (ou l’inverse) ; saturer nos perception et compréhension ; édulcorer le bruit et la fureur du monde pour nous rendre indifférents, normer /euphémiser ce monde (nous normer, nous amener en nous révélant à nous considérer / comporter comme de seuls produits / objets), nous cantonner à n’avoir comme référence que le déjà créé / le déjà vendu, abaisser la créativité et la culture pour en être les exclusifs initiateurs : tel est le but des promoteurs marchands de l’IA. Vous mettre à nu pour vous contrôler. Vous faire consommer, et c’est déjà bien parti, même modeler vos pensées. Les Facebook et autres X-Twitter, peuplés entre autres d’humains morts ou moribonds, où des robots postent des images d’IA ou des textes racoleurs que commentent d’autres robots et d’autres IA à fin de recettes publicitaires ne leur suffisent plus. Il faut que vous passiez à l’IA. D’ailleurs on vous l’impose déjà dans nombre de logiciels, gratuitement. Votre dépendance est en marche, et tandis que vous vous amusez, « eux », non.
Le danger de l’IA, c’est bien l’abêtissement, c’est le « cognocalypse » à venir, la dilution du sens et le fait qu’on se livre entièrement à elle, qu’on s’inonde soi-même — les robots n’auront même pas à le faire — d’images fausses de nous-mêmes et du monde (et cela bien va au-delà de la question des fake news et du Pape en doudoune), c’est l’incitation à la paresse intellectuelle, à l’abandon du sens critique (le copié-collé depuis l’IA des étudiants, des chercheurs, des journalistes…), c’est assécher sa créativité, c’est accepter d’absorber des biais, une réalité fallacieuse ou viciée, du pré-mâché, du pré fabriqué, du pré-pensé.
J’ai moi-même testé et éprouvé ChatGPT et Midjourney dès leur sortie durant des jours et nuits… c’était pour en dénicher le potentiel créatif et sémantique, en repousser autant que possible les limites, pour explorer, pour voir et savoir ce qu’on peut créer de nouveau, pour tenter de nouvelles formes textuelles ou graphiques, pour repérer ses capacités, même les inquiétantes. Mais certainement pas pour dupliquer, reproduire, encore moins pour me dupliquer, pour me reproduire…
Me réduire en figurine pathétique : non, merci.
Se servir de l’IA pour s’élever et élever le niveau ; en garder le contrôle, et puisqu’elle sera bientôt plus futée que nous — si elle ne l’est pas déjà, visiblement — surtout face à elle garder nos intégrité et dignité.
Voilà. J’ai dit.
Mais, bien sûr, vous pouvez continuer.
[Édit : j’ajoute un commentaire qui m’a été fait sur Linkedin, par Cécile Faver : « cela forcerait presque à revoir ce qu’en a dit Georg Lukács et plus particulièrement dans son « Histoire et conscience de classe » qui date tout de même de 1923. Selon lui, le devenir-chose des relations humaines n’est que le fruit de l’extension des échanges marchands; c’est cette extension qui fait que les objets ne sont plus considérés que comme source possible de profit, qu’autrui se voit tellement instrumentalisé qu’il en vient à être considéré comme objet et que soi-même, c’est-à-dire les propres capacités et les besoins de l’homme, se réduit à la seule dimension de la rentabilité économique. Je ne suis pas sûre que le concept de réification soit encore pertinent et transposable au XXIe siècle. Sommes-nous condamnés à (dé)vivre dans un grand magasin de jouets ? »
[*] À propos des images à la Ghibli comme édulcorant du monde :
1 – Ghibli au service de l’adoucissement politique. Sur Médium, pour peu qu’on soit abonné, on peut lire de grosses daubes, mais parfois (sinon souvent, tout de même) aussi des articles exceptionnels. Il y a dans cette vaste jungle logorrhéique un type, Jim the AI Whisperer, spécialiste et bourreau d’IA, qui est en général excellent. Dans un article publié très tôt dès la « trend » Ghibli, « Comment l’IA a transformé le Studio Ghibli en nouveau langage visuel d’Internet » (ce qui est toutefois un mauvais titre vis-à-vis de la pertinence et l’argument au cœur de son article), il pointe un fait très pertinent, argumentant, démontrant et produisant des exemples : « Le générateur d’IA du Studio Ghibli a été utilisé pour rendre le climat politique actuel plus acceptable et bienveillant, que ce soit pour des raisons malsaines et tordues, ou plus innocentes (échanger une vision du monde contre une vision plus agréable). Il peut servir à la propagande, ou à un déni rassurant de la réalité, un retour à l’enfance. » > L’intégralité de l’article mérite d’être lue… (Bon, faut être abonné-e à Medium).
2 – « Bienvenue dans l’apocalypse sémantique », tel est le titre de l‘article d’Erik Hoel, un écrivain et scientifique américain, sur Substack. « L’apocalypse sémantique annoncée par l’IA est une sorte de satiété sémantique au niveau culturel. Car l’imitation, ce que ces modèles font finalement le mieux, est une forme de répétition. Une répétition à grande échelle. Ghibli. Ghibli. Ghibli. Une répétition suffisamment proche dans l’espace conceptuel. Ghibli. Ghibli. Pas besoin d’une copie parfaite pour déclencher l’effet. Ghebli. Ghebli. Ghebli. Ghibli. Ghebli. Ghibli. Et ainsi l’art – tout cela, je veux dire, l’effort artistique humain tout entier – devient une chose rassasiée, dénuée de sens, de pure syntaxe. (…) C’est ce que je crains le plus à propos de l’IA, du moins dans un avenir proche. Pas une superintelligence qui dévore le monde (elle ne peut même pas encore battre Pokémon, un jeu que beaucoup d’entre nous ont conquis à dix ans). Plutôt une apocalypse moins perceptible. Une culture qui subirait le même effondrement que la communauté, grâce à un excédent informatique vrombissant de puissance d’imitation fourni par la Silicon Valley. Une surabondance qui nous rassasie culturellement, jusqu’à ce que nous nous déconnections de la signification sémantique et ne voyions que les os de sa structure. Une fois exposée, c’est quelque chose qui ne nous concerne plus, vraiment. Que des pixels. Que des syllabes. Dans un certain ordre, certes. Mais qui s’en soucie ? »
3 – Un doc qui résume le problème Ghibli, hors la question sémantique > mis en ligne sur Linkedin par Alexandra Koeniguer, créatrice de contenus > lisible ici > Chatgpt et Ghibli
[**] Foutaises du mantra des droits d’auteur. Chaque jour, vous et moi en traînant sur le web enfreignons le droit d’auteur des dizaines de fois en toute innocence. Cela vous avait-il posé un problème jusque-là ? Notons que nombre d’artistes râlant contre l’IA, cette vampire, ont cédé à la folie des starters packs — et, tout en se donnant un air critique et distancié vis-à-vis de cette dernière, ont créé le leur, de starter pack, avec leurs petits doigts, crayons ou outils numériques pour exprimer l’idée que c’est mieux le travail payant par un artiste payé. Ce faisant, ces rebelles ont balancé gratuitement leurs œuvres qui alimenteront les bots de ratissage des IA qu’ils abhorrent sur des réseaux sociaux à qui ils fournissent déjà d’ordinaire gratuitement du contenu. Cela fait des lustres que nous alimentons gratuitement par nos écrits, nos images, nos données, en somme une forme de travail — sans oublier le « si c’est gratuit, c’est toi le produit », etc. — ce qui a constitué pour beaucoup l’avènement de l’IA et auparavant les fortunes à la Zuckerberg.
Je précise que tous mes bouquins sont piratés et que dans les années 2005-2007, j’ai perdu tous mes jobs de chroniqueur dans les journaux ou magazines — jobs que j’avais mis quelques années à me bâtir et avec lesquels je gagnais ma vie — parce que des gens se sont mis à écrire gratuitement sur des blogs, créant une vaste déflation de la valeur… et on m’a alors à l’époque demandé de faire pareil, de fournir gratuitement du contenu (par ex. sur Rue89, le BibliObs)… Personne n’a alors pleuré pour moi et mes semblables, trouvant normal que, soudain, je doive écrire gratuitement, voire me trouvant quand même pas très sympa de refuser de le faire. Alors la défense du droit d’auteur, voyez-vous, pourtant, ça me parle. (Cette conséquence du numérique est similaire pour les photographes, musiciens, vidéastes…)
[***] Abêtissement et rapport au texte, au sens.
1 – Un texte prémonitoire : Prepare for the Textpocalypse. Our relationship to writing is about to change forever; it may not end well. Matthew Kirschenbaum, The Atlantic, 8 mars 2023. https://www.theatlantic.com/technology/archive/2023/03/ai-chatgpt-writing-language-models/673318/
2 – The Elite College Students Who Can’t Read Books To read a book in college, it helps to have read a book in high school. Rose Horowitch The Atlantic, 1er octobre 2024. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2024/11/the-elite-college-students-who-cant-read-books/679945/