
[Reco films] « Sorry We Missed You », de Ken Loach (2019), jusqu’au 15/05 sur Arte
Des Ken Loach, il y en a de bons et de moins bons… Celui-ci comme à son habitude n’est pas une vidéo de formation pour membre de la Brigade du rire, loin s’en faut, mais est un excellent cru. Ce qui est remarquable dans ce film sur le quotidien d’un livreur du fameux « dernier kilomètre » qui pourrait être documentaire, c’est que sans effet de mise en scène, ni d’écriture ou de pathos, Ken Loach réussit à nous faire vivre la tension et la montée en angoisse ressentie par les personnages. Le commentaire d’Arte ci-dessous est rigoureusement conforme au film. Rien à ajouter… Et on aura d’autant plus de compréhension pour les livreurs-qui-disent-qu’on-n’était-pas-là alors-qu’on-était-là (ou on se fera livrer en dépôt, ou on se passera de commander en ligne, si on peut).
98 min – Disponible jusqu’au 15/05/2025 sur Arte TV.
Synopsis : Dans le sillage d’un livreur de commandes en apnée et de sa famille, un réquisitoire contre l’exploitation ubérisée, où la lucidité rageuse de Ken Loach le dispute à sa tendresse pour ses héros. Afin d’échapper à la précarité de ses petits boulots dans le bâtiment, Ricky, un prolo de Newcastle à la tête près du bonnet, se fait livreur « indépendant » pour un sous-traitant d’Amazon, Apple et consorts, sur le conseil d’un copain qui y travaille. Plutôt que de louer un véhicule à l’entreprise pour un tarif prohibitif, le même copain l’incite à en acheter un neuf à crédit. Ricky, qui table sur des bénéfices rapides, convainc sa femme, Abby, aide à domicile chez des personnes âgées et rémunérée elle aussi à la tâche, de vendre sa voiture. Le couple, dont les économies ont été englouties lors de la crise de 2008, plonge alors dans une spirale cauchemardesque avec ses deux enfants, Seb, lycéen en pleine rébellion, et la cadette Liza Jane, collégienne hypersensible en qui infusent les angoisses parentales.
À l’os
Aussi frontale que l’exploitation ubérisée qu’elle met en lumière, tendue comme la tournée de quatorze heures qui ne laisse même pas à Ricky le temps de pisser, cette chronique sociale à l’os revigore plus qu’elle n’accable. Ken Loach et son scénariste attitré, Paul Laverty, dosent avec maestria la rage, la dérision, l’amour et la révolte, qu’ils assaisonnent de gros mots bien sentis. Véritable crescendo émotionnel, Sorry We Missed You (« Désolés de vous avoir manqué », formule imposée aux livreurs pour avertir le client absent qu’ils repasseront) repose aussi sur l’excellence collective de ses interprètes, avec en tête le craquant (à tous les sens du terme) et inoubliable quatuor familial. En contrepoint, Ross Brewster campe un boss abusif très convaincant, aussi aliéné au fond que ceux qu’il brutalise au nom des nécessités économiques. « Tu veux un jour de congé ? C’est 100 livres pièce. » Dans la longue filmographie du vieux maître (89 ans aux cerises), ce gros plan sur la servitude des « premiers de corvée », que nos sociétés de service s’arrangent si bien pour ne pas voir, s’avère plus que jamais d’actualité.