« S’EN SORTIR EN 2010 : FACILE » (nouvelle parue dans Libération en janvier 2000)

En janvier 2000, à la demande de Libération, j’y ai publié une nouvelle en une page (ci-dessous) qui imaginait des ravages du libéralisme… en 2010. Je viens de la retrouver sur mon ordinateur. Plus de 15 ans après la date supposée du récit, on voit, comme disait Pierre Dac, que « la prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. »
À noter que bien des années plus tard, Alain Damasio a, je crois, de mémoire (ce serait à vérifier) labouré la même idée (se vendre par actions) dans une nouvelle parue dans le Monde Diplomatique (ou dans un recueil collectif il me semble, mais peut-être que je confonds).
L’idée qui préside a cette nouvelle a surtout été longuement développée et explorée minutieusement 7 ans plus tard, en 2007, dans un remarquable roman Les Actifs Corporels par Bernard Mourad (un homme charmant, brillant et talentueux, hélas décédé en janvier dernier, et alors banquier au cœur du système [tout en étant, loin s’en faut, nullement dupe], avec qui je m’étais alors entretenu à la parution et après la lecture de son livre).
(PS : Je ne prétends pas avoir été plagié ni même avoir influencé ces auteurs —  je n’ai pas le monopole des idées).


S’EN SORTIR EN 2010 : FACILE
(parue dans Libération en janvier 2000)

J’ai pris le statut de travailleur par actions il y a deux ans grâce aux dispositions que la triple cohabitation socialo-libéralo-républicaine a adopté en 2007. Si les démarches pour se faire inscrire à la bourse des ressources individuelles — le Tiers Marché —  ont été fastidieuses au départ, depuis je ne regrette pas d’avoir endossé ce statut qui me permet de me réaliser multi professionnellement. Actuellement, je représente un capital de 100 actions cérébrales, de 450 actions musculaires, de 20 actions auditives et de 40 vocales. Au départ, j’avais un peu présumé de mes forces et n’avais émis que 100 actions cérébrales, mais le marché étant ce qu’il est, j’ai dû ouvrir mon capital avec une offre publique de vente de musculaire, d’auditif et de vocal au fil de mes besoins en liquidités. Avec cet argent, j’ai pu me loger et rester propre le temps de décrocher mes différents emplois.

En gros, mes actionnaires sont composés à 90% de baby-boomers ; des anciens cadres-sup, des gens de la pub et des médias, des professions libérales. J’ai même mon dentiste qui m’a pris un peu de cérébral et du vocal. Mes actionnaires, qui représentent une cinquantaine de personnes, sont des gens de la génération qui a inventé ce système ingénieux du Tiers Marché avant de créer par leur départ à la retraite l’appel d’air actuel qu’on connaît sur les emplois. En fait, on leur doit vraiment tout ; ils ont tout inventé.
Grâce aux possibilités dues au tri-32 heures — la possibilité de travailler trois fois 32 heures par semaine maximum —, je suis créatif 27 heures pour un studio de dessin de motifs de papiers peints (mes cérébrales) en continu, je décharge du marbre pour les Pompes Funèbres (mes musculaires) durant une trentaine d’heures par missions de quatre camions de nuit (le marché est en plein essor, c’est le papy-Boom) et enfin je suis technicien conseil sur la ligne d’assistance d’un distributeur de purées de brocolis surgelées (mes auditives et vocales) pendant 32 heures par rotation 6/12/24.

En fait l’échelle des différentes rémunérations allant du plus bas au plus haut, je n’ai pu servir encore cette année que des dividendes sur mes musculaires. C’est toujours la part la plus importante de mes ressources.

Lors de la dernière réunion avec mes actionnaires, j’ai avancé qu’il me faudrait un peu de repos, mais le vote à main levée me l’a refusé au prétexte que cela risquerait d’avoir des conséquences sur mes dividendes, vu que c’est la deuxième année que je n’ai rien servi sur les cérébrales ni les auditives et vocales. En fait, j’ai regretté d’avoir soulevé ce détail, car j’ai failli me prendre un audit médico-financier visant à analyser mon état de fatigue et celui de ma gestion. J’avais déjà eu du mal à justifier en 2008 l’achat d’un lit à deux places, alors que je suis célibataire. L’expert aurait pu remarquer que je venais de m’acheter une deuxième chaise, au lieu d’investir dans des gants pour décharger le marbre ; lesquels sont très chers à cause de la demande. J’ai pu botter en touche en assurant qu’en cas de troisième année sans dividende je m’engageais si nécessaire à vendre du sang ou un organe ; une idée qui a acquis leur confiance. Ensuite, j’ai évoqué la possibilité de convertir mes cérébrales en musculaires -et si on fait un
business-plan sur cinq ans, mon truc tient bien la route. Bien sûr, il faut jongler avec les attentes légitimes des actionnaires, mais hormis les instants délicats que représentent les assemblées annuelles, on est vraiment libres et peinards pour mener sa barque.

Bref, si je fais le bilan, le solde est positif. J’ai su saisir les opportunités qu’offraient les facilités fiscales inhérentes à ma mise sur le marché et je considère que du coup l’investissement de mon stock-créativité et de mes ressources énergétiques est en bonne voie d’amortissement. Par ailleurs, les musculaires sont à la hausse d’une manière générale.

J’estime donc que je gère bien ma vie. À l’actif, j’affiche bien sûr un léger déficit sentimental et sexuel à cause des périodes de suractivité, mais dans la colonne passif j’aligne quand même au bout de deux ans le fait que j’ai toujours mes deux reins et que je vis dans un trois-pièces entièrement domotisé ; ce qui est indispensable car je n’ai guère de temps à consacrer à des tâches quotidiennes. Bien sûr, l’équipement est onéreux, mais je suis prêt à travailler davantage pour me l’offrir petit à petit s’il le faut. Faut savoir ce qu’on veut. Si je continue comme ça encore quelques années, je parviendrai peut-être à racheter quelques-unes de mes actions au tarif préférentiel auquel j’ai droit.

Voilà ce dont je voulais témoigner et dire aux autres : s’en sortir c’est possible. Le monde du travail n’est pas si terrible pour qui sait en appréhender les flux et s’adapter aux contraintes naturelles du marché. Du boulot il y en a. Il suffirait seulement que les gens se remuent un peu, la preuve.