
[Métiers inconnus] Ajouteur de grain de sel (Guérande)
[Chronique parue dans le défunt (et regretté) web magazine Terristoires le 20 septembre 2013. Pour obtenir le recueil imprimé autoédité (14 métiers inconnus), écrivez-moi, il m’en reste une vingtaine (gratuit et dédicacé contre 5 € de frais d’envoi).]
[Cette chronique a même eu l’honneur d’être citée à sa parution à la TV sur France 3 par Pierre Bonte, lors d’un direct à Guérande au journal de midi (rooolala la gloire éterneeeelle !)
Ajouteur de grain de sel (Guérande)
Puisque l’été aura été sans doute exceptionnel pour les paludiers de Guérande, c’est l’occasion de revenir sur un métier oublié, aussi unique qu’il fut tragique : celui d’ajouteur de grain de sel, office exercé par Yvonou Guennéguan (907 – 949) dans la région des salines de Guérande pendant leur aménagement.
L’étonnante destinée d’Yvonnou Guennéguan est liée à l’histoire des marais salants de Guérande : exploités depuis l’âge de fer, les marais vont réellement prendre de l’expansion à la suite d’une décision du duc de Bretagne, Alain-Barbe Torte, en 945 : celui-ci cède le territoire de Batz à l’abbaye de Landévennec qui y fonde un prieuré dédié à Saint-Guénolé.
Les moines se consacrent alors à la culture et à l’exploitation des marais salants en étudiant les marées, le vent et le soleil, et en traçant le plan des salines tel qu’on le connaît encore aujourd’hui. Ce faisant, ils relancent le commerce du sel et assurent comme chacun sait la prospérité de Guérande pour des siècles (1).
Toutefois, la mise en place de cette tâche pharaonique du point de vue de l’aménagement des « baols » (1) ne se fit pas sans heurts… relationnels. Si les marais étaient biens seigneuriaux, leur exploitation était alors régie selon les actes d’affermage par un principe d’usage transmissible en indivision depuis plusieurs générations (2).
Quelques mètres carrés de prés-salés ou de mare envahie par la salicorne pouvaient être la « propriété » d’une dizaine de personnes. Les familles devaient s’entendre pour exploiter collectivement des terrains de la taille d’un foulard ; situation qui n’allait pas sans créer des tensions familiales si un mouton, par exemple, empiétait en broutant les pattes écartées sur quatre parcelles différentes appartenant à des cousins de germain.
Le proverbe breton « Pour bien se connaître, il faut manger sept sacs de sel ensemble » serait d’ailleurs issu de là : le problème, hélas, était qu’à cause de la taille des terrains de chacun, personne ne récoltait assez de sel pour en constituer un sac. Et jamais personne ne parvenait à s’entendre…
Lorsque les moines voulurent mener leur gigantesque travail de recensement et de regroupement du cadastre labyrinthique et kafkaïen des marais, ils se heurtèrent à une opposition farouche et collective aiguisée par les différends nés entre éleveurs de moutons, les fermiers, et ceux qui sentaient venir les gains probables issus de l’exploitation future du sel. Les problèmes s’aiguisent jusqu’à culminer lors de l’été 946 avec une invraisemblable bagarre entre les habitants de Kervalet, de Trégaté et de Kermoisan, restée dans les mémoires sous le nom de holentachenn ar brezel (la bataille du sel), à coup de las et de boutoué (outil pour déplacer la vase).
Craignant qu’elle ne s’étende jusqu’au bourg de Roffiat, les moines créèrent alors le Ko-Pil, une assemblée d’ecclésiastiques visant à trouver une issue à la crise. La décision de nommer une sorte de médiateur est alors prise le 7 septembre 946. Le père supérieur proposa le nom d’Yvonnou Guénnégan et résume ainsi sa tâche : « Il mettra le grain de sel chez tous et entre tous ; il fera l’union salée ». La charge « d’ajouteur de grain sel » est alors créée.
Né en 907 d’un père marin et d’une mère dentelière, Yvonou Guénnéguan a en effet le profil approprié. Cette figure de Batz, d’un physique disgracieux, est affligée d’un goître (sans doute à cause d’une hyperthyroïdie provoquée par un surcroît d’iode), et quoique repoussant, il est néanmoins charitablement aimé de tous. Yvonnou a une obsession : le sel. Depuis sa plus tendre enfance, il ne parle que de cela, ne pense qu’à cela : pour lui, le sel, c’est la vie, c’est sa vie.
Poète « qui fesoit bayer » comme écrivit poliment le maire de Saint-Molf, Yvonnou a consacré l’entièreté de ses écrits à chanter les louanges du sel. Son ode la plus fameuse jamais terminée, « Table sans sel, bouche sans salive », et composée de pas moins de 15 000 vers vise à chanter la liste des aliments, des plats avec leur recette, et de tout ce qu’on peut saler, ainsi que les variantes.
Yvonnou vit de petites rapines, de menus travaux occasionnels et de la charité, lorsque l’Évéché le contacte pour lui offrir sa charge coquettement dotée. Sa vie misérable est soudain chamboulée.
Transfiguré, dopé par la reconnaissance tant attendue, vêtu d’un splendide kabig carmin en rappel à la salicorne, et brodé aux armes du duché accolées à une lousse à ponter, une cesse, un râteau à limu et une boyette (4) « en fil d’argent couleur du sel et d’or du soleil bienfaiteur », Yvonnou Guénnégan entreprend une tournée des familles du territoire. Elle durera presque trois ans, de l’automne 946 au printemps 949, avant de se terminer affreusement.
Sa tâche est simple. Il s’agit d’aller porter la bonne parole selon une procédure très rigoureuse, en deux parties : d’abord il explique les intérêts qu’il y aura à faire commerce du sel, et argumente pour que des réconciliations et des accords à l’amiable se réalisent, puis il chante ses 15 000 vers.
Hélas, dès les premières visites, la situation se complique pour l’ajouteur de grain de sel. Accueilli au départ avec bienveillance, sinon respect eu égard à sa charge officielle, par les familles soucieuses aussi de sortir des conflits nés entre leurs membres, il est hélas vite pris en grippe. Ce qu’Yvonnou Guénnéguan, tout investi de son rôle, ne voit pas, c’est que sa présence devient rapidement pénible.
Le curé de Kercabellec raconte dans ses mémoires que lorsque Yvonnou débarquait dans une famille nombreuse, cela tournait au cauchemar, puisqu’il entreprenait de parler à chacun des membres « propriétaire » d’une micro-parcelle : « L’homme restaist moult jours dans les maisons, braillant autant de fois sa poésie du diable qu’il y avoit de frères ou de sœurs héritiers. Quiconque tombast dans ses griffes en avoist pour des heures avant d’en finir. Le jeune Péric Le Goff de Mesquer s’est mesme enfui, car il était le dernier de douze et ne pouvoit plus entendre la satanée chanson du sel et de la bouche qui salive dès le tour du troisième de ses aînés ». Certains paysans commencent à se plaindre, refusant qu’on « leur saloit la tête comme cochon pour l’hiver ». Les moines, réunis en un nouveau Ko-Pil, décidèrent pourtant de laisser faire, ne voulant se déjuger.
Des incidents commencèrent à se déclencher quelques semaines après le début de la tournée ; la réputation d’Yvonnou le précédant. Un soir, en chemin, il est battu à la nuit tombée par deux inconnus, et jeté dans un œillet ; incident qui lui inspire le poème « Trempé de sel, j’en a l’esprit » de 2 000 vers qu’il rajoute en une sorte de bonus et inflige aux familles suivantes, accablées.
Il se dit alors dans les chaumières que ceux du début en avaient moins à supporter et les suivants soupçonnent (à tort évidemment) les premiers d’avoir été favorisés pour des raisons suspectes d’accords avec les moines… mais comme Yvonnou repasse chez les premiers pour leur faire écouter son bonus, ces accusations s’éteignent tôt.
Et les ennuis reprennent : près d’Asserac, on le jette à la mer. Il s’en sort, miraculeusement sauvé par un pêcheur intrigué de voir un « si gros poisson rouge ». À Theleac, une jeune mère de famille allaitant ses quintuplés, excédée d’avoir à écouter six fois l’ode et le bonus, tente de l’assommer avec la batte d’une baratte. Une famille de sept, à Ker Gau, se retranche dans ses murs, refusant de le recevoir. Yvonnou récite derrière la porte jusqu’à ce que des voisins rendus fous par ses vociférations rimées viennent le chasser à la fourche le quatrième jour.
Toujours plus affaibli et dépenaillé, boitillant, chassé, molesté, mais imperturbablement convaincu que sa charge est la chance de sa vie de poète, Yvonnou continuera pourtant son prosélytisme durant deux ans et demi de villages en hameaux, de fermes en maisons, avant d’être retrouvé recouvert d’une brouette de paludier, noyé dans un trou d’eau envasé des marais du Mès, au lieu-dit le Malabri. Il avait 42 ans, mais en paraissait le double : le sel, son ami, sa vie, son œuvre, n’avait même pas su le conserver.
La charge d’ajouteur de grain de sel ne sera jamais reprise. Les moines l’avaient déjà oubliée à l’hiver 946 car l’ajouteur avait à peine entamé sa mission salo-évangélisatrice que tout s’était peu à peu résolu. Le paradoxe est qu’Yvonnou Guénnéguan avait réussi en effet sa tâche en unissant tous les habitants contre lui, dès l’automne 946. Les colères intra ou inter familiales s’étant apaisées au prétexte partagé par tous qu’ils « avoisent connu moins de maux que les mots de l’ajouteur ». La réunification, l’aménagement, puis l’exploitation rationnelle des marais de Guérande étaient nés.
(1) Baols (Wikipédia) : « grande étendue plane, en bordure d’estran ou dans des marais salants, recouverte aux hautes mers de vives eaux. Il s’agit parfois du résultat d’une construction (par exemple à Sissable), mais en général d’une forme naturelle du paysage, apparentée à des prés-salés naturels, ou à des marais maritimes. Les baols naturelles ont disparu en presqu’île guérandaise, transformées en polders ou en marais salants. »
(2) À noter que certains historiens estiment à ce propos que les espadrilles ne seraient pas d’origine basque, mais issues du bourg de Batz (devenu Batz-sur-mer en 1931) alors que l’épouse d’un certain Jouanic Le Quéré, cordonnier, a l’idée de recycler et revendre les chausses des religieux rongées par le sel.
(3) Le droit foncier corse s’en inspira plus tard. Il est probable d’ailleurs que l’expression « les droits de succession sont salés » soit une résurgence de son origine guérandaise, ayant traversé le territoire français et les siècles. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2010/09/29/01016-20100929ARTFIG00492-successions-le-casse-tete-des-notaires-corses.php
(4) Détails sur les outils du paludier : http://www.terredesel.fr/index.php?id=190