[Métiers inconnus] Lanceuse de mogettes (Vendée, Charente-Maritime)

[Chronique parue dans le défunt (et regretté) web magazine Terri(s)toires le 24 octobre 2013. Pour obtenir le recueil imprimé autoédité (14 métiers inconnus), écrivez-moi, il m’en reste une vingtaine (gratuit et dédicacé contre 5 € de frais d’envoi).]


Lanceuse de mogettes (Vendée, Charente-Maritime)

« Mieux vaut un pet qui résonne, que sournoisement empoisonne ! » : ce proverbe vendéen, indiscutablement lié aux effets de la mogette, ce haricot blanc et sec local, traduit son importance dans la culture dite des « ventres-à-choux (1) ». Mais saviez-vous qu’il y a deux siècles, l’étonnant emploi de « lanceuse de mogettes » fit l’attraction, et fut sans doute le précurseur du « marketing événementiel » ?
L’histoire étonnante, mais hélas oubliée, des lanceuses de mogettes est celle d’une fierté régionale retrouvée durant quelques semaines. Restituons : la Vendée, qui connut des massacres abominables durant trois guerres civiles (de 1793 à 1800) et d’ultimes insurrections royalistes en 1815 et 1832 (2), est une région encore exsangue et traumatisée en 1867 lorsque l’administration des postes change le nom de Pont-L’Abbé en Pont-L’Abbé-d’Arnoult (Charente-Maritime). Ses presque 1 500 habitants d’alors, voyant accorder le statut de ville à ce qui n’était qu’un bourg, reçoivent la nouvelle avec joie (3).
L’industrie, la mogette et l’art
Son maire, Guillaume-Alban Maigrine, est le descendant de Vendéens ayant survécu aux massacres, et venus se réfugier en Pays de Saintonges, dans le département dit alors de Charente Inférieure depuis 1790. C’est un journaliste trentenaire dont la plume fameuse enflamme les colonnes du Saintongeais Teigneux, une gazette aux idées résolument chouannes. L’homme n’a pas digéré les massacres de sa famille et, quoique charentais, se voit toujours vendéen. Il se passionne pour toutes idées et initiatives qui permettraient « de redonner une fierté à tout un peuple jadis assassiné par les Bleus ».
La nouvelle dénomination de la ville, bien qu’anecdotique et administrative, lui donne une envie féroce de faire parler avec éclat de ses administrés. Il se lance alors dans un projet fou : construire un pavillon pour Pont-l’Abbé-d’Arnoult au sein de l’Exposition universelle d’art et d’industrie de 1867. Pour lui, la ville a sa place auprès des plus grandes attractions au titre qu’elle se proclame « la capitale universelle de la mogette, qu’on appelle chez nous rognon de Pont-l’Abbé-d’Arnoult. Et que celle-ci mérite de déferler sur le monde, pour nourrir de ses bienfaits les miséreux et les méritants. L’art et l’industrie, certes ! Mais n’oublions pas la mogette au lard ! » Dans l’esprit de Maigrine, la mogette de Pont-l’Abbé-d’Arnoult est davantage vendéenne et revancharde que charentaise et d’arrière-garde.
Se démenant comme un diable, faisant jouer ses réseaux et relations, Maigrine parvient à obtenir l’autorisation de bâtir – en partie sur ses propres deniers -, entre le pavillon du Siam et celui du Portugal, un bâtiment semblable à l’église de Pont-l’Abbé-d’Arnoult, aux clochers ornés de tiges de haricots géants. L’ouvrage entouré d’un pavement assez traître simulant des mogettes est d’un « goût aussi farineux que le rognon vendéen et d’un stuc aussi blanc que la foi, l’innocence et les fèves de ce maire improbable », comme se moquera le Nantais Jules Verne, venu à l’exposition admirer l’aquarium géant qui lui inspirera les hublots du Nautilus. À l’intérieur du pavillon, Maigrine fait poser des panneaux vantant les bienfaits de la mogette, qu’elle soit de Vendée comme de Charente, et les façons de l’accommoder, et pose sur des feux trois barriques de fer emplies de haricots au lard à fin de dégustations gratuites.

La mogette sur le grill

Hélas, les deux premiers mois d’exposition s’avèrent très décevants, et le public, pourtant fourni (on comptera dix millions d’entrées payantes en huit mois), boude sérieusement le pavillon de Pont-L’abbé-d’Arnoult perdu parmi pas moins de 50 226 autres exposants. À la mi-juin, Maigrine note que « les visites bondissent. Nous avons doublé notre fréquentation en une journée ». Il s’agira en vérité de la venue de cinq producteurs de haricots blancs nains de Remiremont (Jura), inquiets de l’initiative. Les cinq autres visiteurs précédents, d’avril à mai, n’avaient été que trois personnes peu intéressées, un étudiant en médecine qui désirait acheter le récipient homonyme servant à recueillir les instruments chirurgicaux, et un flûtiste alcoolique voulant déposer des prospectus vantant ses cours de flageolet à domicile.
Maigrine, fin juillet, n’en peut plus : son pavillon reste inaperçu. Les mogettes au lard, à force d’être réchauffées par les trois hôtesses du pavillon, à défaut d’être dégustées, répandent une odeur qui indispose les passants et suscite de l’agacement chez les voisins. De plus, Maigrine sent qu’il va se ridiculiser sans avoir pu faire connaître sa ville ni obtenir des commandes pour ses producteurs. Et quant à redorer l’image tant vendéenne que pontilabienne, c’est plus que raté. Le public n’ayant d’ yeux que pour le parc égyptien de Mariette, la statue monumentale de Carpeaux ou les nouveautés tels l’aluminium, le scaphandre ou la galvanoplastie. Maigrine comprend qu’il va lui falloir faire « spectaculaire ». Il note le 3 août dans son journal : « En voyant passer l’émir Abd El Kader, je songeais aux délices d’Afrique du Nord et aux danseuses du ventre. C’est ainsi que m’est venue l’idée des lanceuses de mogettes ».

Un succès pétaradant

Maigrine recrute en hâte une troupe de vingt jeunes femmes issues de Pont l’Abbé d’Arnoult et de Vendée. Vêtues de voiles légers et suggestifs, en sandales et le cheveu sous « la  dormeuse », cette coiffe de dentelles de Montaigu, les lanceuses de mogettes, plutôt girondes et accompagnées par de jeunes Vendéens porteurs de sacs de graines, sillonnent les avenues de l’Exposition universelle, arrosant les passants de poignées de haricots secs, chantant à tue-tête et a capella « La mogette est bianche
 ; J’avans dans l’gueurner
 ; Do pain su la pianche ; Do lard dans l’charner ; Nous lés vendéens ; Mangeons comme dos rois ;
 J’avans do bon pain
 ; Do burre dans nous pois ; Un bon coup d’fourchette ; Avec la mogette ».

L’animation divise les esprits et devient du coup une des plus connues de l’Exposition. En effet, elle fait soit attraction grâce aux tenues accortes des jeunes femmes braillant leur air entêtant, soit choque les prudes, soit amuse les représentants de Colonies qui y voient « un hommage aux danses nègres à coup d’ haricots blancs ». Maigrine exulte : « qu’on en parle en bien ou en mal, mais qu’on en parle ! », se réjouit-il. « Dans mon patois, on appelle cela un bion coup d’bouzz ! ». Le pavillon de Pont-L’abbé-d’Arnoult devient l’un des plus fréquentés. Deux tonnes de mogettes sont acheminées en urgence à Paris pour mitrailler les passants et satisfaire aux demandes de dégustation.

La mogette sent le gaz

Le succès ne se dément pas jusqu’aux premières pluies de mi-septembre qui mènent l’initiative à la catastrophe. À cause du rafraîchissement, les deux tiers des lanceuses de mogettes, peu vêtues, tombent malades. Les dernières, plus résistantes, sont molestées par un groupe de femmes se réclamant d’une ligue de vertu, scandalisées « par l’effet sur l’honnête homme que produit le voile mouillé sur ces poitrines paysannes ». Pis : les mogettes qui jonchaient par millions les allées de l’Exposition ramollissent sous l’effet de l’eau et on compte quelques accidents fâcheux chez des visiteurs. Le Petit Journal ironise : « On se casse les reins sur les rognons ». L’opinion se retourne contre Maigrine qui se voit sommé de décamper par un des deux commissaires d’exposition, le prince Napoléon-Jérôme Bonaparte lui-même, qui lui assène : « Monsieur, vos haricots chouans font chou blanc ».
Guillaume-Alban Maigrine rentre prématurément en octobre 1867 à Pont-L’Abbé-d’Arnoult avec d’insuffisantes commandes pour les producteurs. Vexé, quasi-ruiné par les frais de démolition de son pavillon que l’administration lui impose, mal vu par ses concitoyens dépités de retrouver leurs femmes ou leurs filles « poitrinaires ». Il n’évoquera plus jamais sa mésaventure, se perdant définitivement par la suite dans le Saintongeais Teigneux en des harangues religieuses ou royalistes très aigries. Enfin, ultime et cruelle ironie de l’histoire, trente ans plus tard, Maigrine a l’amertume d’apprendre que si ses lanceuses de mogettes ont influencé Oscar Roty pour sa Semeuse apparaissant pour la première fois sur la pièce de cinquante centimes (1897), le sculpteur l’a coiffée… d’un bonnet phrygien.


1 – Le choux est aussi producteur de méthane, mais rien à voir ici. Sur l’origine de l’expression « ventre à choux ».
2 – De 150 000 à 600 000 morts selon les multiples historiens « bleus » ou « blancs » qui ont tenté d’évaluer les massacres causés par la République.
3 – Le nom est officiellement validé le 7 mars 1962.