Chariot

Tout était parti de la fermeture de l’usine, qui avait mis l’entière petite ville au chômage. Puis les commerces s’étaient éteints les uns après les autres. On ne savait plus trop qui avait initié le mouvement à la fermeture du supermarché, à peine plus tard. Oui, qui avait été le premier, ou la première, à s’approprier un chariot en souvenir du temps où tous pouvaient s’en servir, le poussant en se saluant dans les rayons ? On ne savait plus, vraiment, et cela n’avait guère d’importance. Toujours est-il que désormais chaque jardin des « demeurés », comme on appelait ceux qui n’étaient pas partis voir ailleurs s’il y avait de quoi pouvoir acheter, recelait son chariot souvenir. Certains l’avaient fleuri, d’autres se contentaient de le conserver comme un fétiche. Parfois des groupes de petits vieux nostalgiques, après une journée passée à biner leur maigre potager ou à ramasser de l’herbe pour des lapins qui tardaient à grossir, se réunissaient au milieu de la rue grande. Chacun poussait son chariot silencieusement en remontant la rue, le regard tourné vers les maisons abandonnées comme s’il dédaignait un rayon de vulgaires promotions. Alors baignant dans la lumière dorée du coucher, ces fantômes en procession issus d’un temps nanti, roulant les chariots d’acier vides telles des créatures faméliques qu’ils auraient domptées, semblaient retrouver leur dignité dans une nostalgie de munificence.

(Piriac-Sur-Mer, 44 – 18 juillet 2019)