Crevée

Elle lui avait dit dès le matin j’en peux plus, je suis crevée, patron. Mais il ne voulait rien savoir et il lui avait dit de retourner en salle, de se remuer, qu’on n’avait pas besoin de boulets comme elle qui se traînent, que les clients n’attendent pas. Et il en rajouta sur le mode après le service, il faudra faire ceci ou cela et que je t’entende pas te plaindre car la pile de CV qui attendent elle est haute comme ça. Et il lui remit une couche de tâches qui allaient grignoter sa pause de l’après-midi, au moment où elle pourrait enfin faire une sieste.
Après le service, elle se reposa un instant sur une chaise avant d’aller laver les vitrines. Sa tête lui tournait de fatigue, et il la vit assise, et l’houspilla. « Elle va se remuer fissa la dame, car après il faudra en mettre un gros coup de nettoyage en cuisine, on n’est pas là pour glander », brailla-t-il en boucle pendant dix minutes tout en repointant d’un air gourmand un à un les tickets de caisse qu’il avait empalés sur un pic en fer à côté de la caisse enregistreuse. Elle termina la vitrine et, s’accordant un répit, s’appuya en cuisine contre la table en inox. Il pénétra en ouragan.
« Qu’est-ce que tu fous ? Faut que je répète combien de fois ? Tu te crois en vacances ?
— Je suis crevée, patron ».
Elle n’en pouvait plus de ce job, de lui, de tout. Il lui répondit d’une voix soudain étonnamment douce :
« Quand un pneu est crevé, que ça ne peut plus rouler droit, alors le pneu on le change et on le jette ».
Et il se marra comme le gros con qu’il était. Alors elle empoigna le long couteau à désosser accroché au-dessus du plan de travail et s’avança vers lui. Il recula en bredouillant, se plaqua contre la chambre froide. Elle tenait le grand couteau fermement, et, en arrivant à sa hauteur, elle le brandit, le fit miroiter. Il était pétrifié. Il avait failli se pisser dessus.
Il la vit sortir de la cuisine les demi-portes battantes, traverser la salle, sortir sur le parking, se diriger vers sa voiture garée juste devant l’entrée du snack, se baisser, enfoncer le couteau dans la roue avant, se redresser, lui faire deux doigts d’honneur au travers de la vitrine, lui tourner le dos, et partir.


(Vallet, 44 – 27/07/2019)