Borne

Elle s’était stoppée net devant le désastre. La borne d’incendie n’avait visiblement pas été rebouchée et de l’eau s’en écoulait en permanence. Elle tourna la tête en tout sens, mais c’était une rue piétonne peu empruntée, et elle était seule. Elle leva la tête vers les immeubles en pierre de taille, mais il n’y avait personne aux fenêtres. On était en pleine journée, et tout le monde devait être au travail dans ce quartier résidentiel plutôt dortoir.

Des litres et des litres d’eau se répandaient sans discontinuer. Elle fut prise d’un vertige en imaginant le volume que cela pouvait représenter si la fuite durait depuis des jours.

Des images affreuses lui traversèrent l’esprit. Ce n’était pas la première fois qu’elle était choquée par un tel gâchis. Elle se souvint brusquement avoir vu près d’un village d’Afrique écrasé par la chaleur et la sécheresse, dans un fossé en bord de route, une conduite d’eau éventrée qui vomissait en permanence des torrents du précieux liquide, à quelques centaines de mètres d’habitations insalubres où survivaient des habitants démunis. Pourquoi cette une image enfouie d’un voyage de jeunesse revenait-elle soudainement la frapper ? C’était symboliquement une résurgence. Cette borne voulait lui dire quelque chose. Ne répétait-on pas que l’eau était l’or bleu, la richesse rare de demain ? Que ce serait un des enjeux majeurs des décennies à venir ? Que de vastes populations allaient s’exiler, migrer, se déplacer, traverser des déserts de poussière dans l’espoir de trouver quelques gouttes, laissant derrière elle des cadavres desséchés aux lèvres craquelées, momifiées par la soif et la chaleur ?

Elle s’appuya contre le mur, se sentant vaciller. C’était horrible, abominable, toute cette eau qui dévalait le pavé. Après de longues minutes, son violent malaise se dissipa et reprenant ses esprits, elle poursuivit son chemin pour rejoindre son appartement.

Assise dans sa cuisine, elle se demanda durant des heures ce qu’elle pouvait faire pour pallier cette aberration. Elle se rappela qu’on lui avait parlé des « petits gestes du quotidien », du fait que chacun pouvait agir à sa mesure pour compenser le désastre écologique. Alors, dans la lumière déclinante, elle décida de compenser tant qu’elle le puisse cette perte d’eau. Elle en économiserait le plus possible, puisque personne ne semblait vouloir s’occuper la borne incendie — mais elle ne retournerait pas voir si la fuite a été bouchée : elle ne supporterait pas de revoir une telle horreur si personne n’avait endigué la catastrophe. Et puis de toute façon réparée ou non, il y avait eu la fuite en Afrique… Tout ce qu’elle épargnera ne suffira peut-être même pas à rattraper les dégâts d’alors. Bref, peu importe : elle fera sa part.

C’est l’odeur qui alerta les voisins. Les pompiers fracassèrent la porte pour pouvoir pénétrer dans l’appartement. Le corps, d’une maigreur et d’une saleté repoussantes, était resté assis à table, la tête tombée près d’une assiette. La femme tenait encore sa cuillère. Elle devait manger de la purée en poudre.
« On voit parfois de ces trucs », fit le brigadier.


(Nantes, 20/01/25)