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Son grand-père, un sino-vietnamien boat people de 1977 avait eu tôt fait de monter quatre restaurants avant de mourir d’une crise cardiaque au volant de sa BMW série 7 des années plus tard, en défonçant la devanture d’une librairie spécialisée dans les livres de management. Tout un symbole dont on se glosa parmi les jaloux, les zoïles, les concurrents teigneux. Un grand-père éjecté de la berline, le crâne enfoncé sur l’angle de l’étagère des ouvrages de comptabilité analytique ; un grand-père qui n’avait pas eu le temps de s’occuper de son fils, lequel était son père.
Son père qui avait repris les commerces avait su les faire fructifier, d’en ouvrir trois de de plus et d’améliorer un peu (Oh, juste un peu pour que ça ne pète pas) le sort de la quarantaine d’employés du groupe familial avant de décéder d’une crise cardiaque, lui aussi, au marché de Rungis, côté mareyeurs, un matin de trop, trop tôt sans avoir vraiment profité de la vie, de sa famille, de sa fortune.
Lui, le petit fils, avait décidé de ne pas tomber là-dedans : pas question de passer sa vie sans jamais de vie derrière un comptoir, dans un restaurant, sans jamais voir les proches, sans jamais de vacances ; pas question de vivre de façon carcérale entre la cuisine et la salle ; pas question de finir « le plus riche du cimetière ». Mais ses études prestigieuses aux États-Unis financées par les liquidités familiales l’avaient toutefois conduit à créer cette application de livraison de plats asiatiques que des réfugiés nouveaux, semblables toutefois à son aïeul, faisaient tourner avec leurs vélos et leur rêve d’émancipation et de réussite. C’est en revenant d’une « digital week » où il avait expliqué comment supprimer les intermédiaires et profiter des opportunités offertes par les nouvelles souplesses du monde du travail qu’il fit son infarctus dans sa chambre d’hôtel — et tout ce qu’il vit en s’écroulant fut par la fenêtre le néon « service continu » du restaurant d’en face.

(Paris – 24/08/19)