
Départ
Tu vois, le truc dingue c’est qu’il faisait chier tout le monde depuis 30 ans et pourtant, à cause des conventions, des rituels, une dizaine est tout de même venue à contre cœur, ou de bon cœur va savoir, à son pot de départ en retraite. Une poignée de désoeuvrés ou de cyniques venus faire les mielleux. Le patron a prononcé un discours convenu avec des compliments et des souvenirs de hauts faits pour vanter ses mérites, sa carrière et sa personnalité formidaaaaable alors qu’il n’avait jamais rien glandé, était imbuvable, mais avait donné des leçons de morale avec agressivité à toute la boîte. Car c’était vraiment un chieur, tu n’imagines pas à quel point, mais quand t’écoutais le patron c’était un saint qui avait sauvé tout le monde et la planète, et l’infini et au-delà. Le discours c’était vraiment un super bilan élogieux. Or, on savait tous que c’était un con. C’était la comédie humaine, tu vois. Si élogieux que même lui était stupéfait et qu’il a dû finir par croire qu’il avait fait en effet tous ces trucs si bien… alors qu’il ne s’en souvenait même pas, et qu’il savait pourtant à quoi s’en tenir sur lui-même.
Après ils ont tous gobé les petits pains au saumon. Ils les aspiraient littéralement. Et ils ont sifflé le rosé goût framboise et ça au final a été vite plié : vingt minutes et il n’y avait plus personne ; tu voyais qu’une vie se terminait et c’était un gâchis absurde et forcément ça te renvoyait à ta propre destinée… Enfin bon on ne va pas philosopher à 2 balles, hein ?
En tout cas, je l’ai vu partir peu après vers le parking avec son cadeau payé par l’enveloppe qui avait mollement tourné : ces cons lui avaient offert une valise en cuir — tout un symbole style vas-y dégage— et quand même quelque part c’était pathétique. C’était du style non non non je ne veux pas vivre ça ; faut que que je me barre avant. Je ne veux pas de pot de départ, jamais, plutôt crever en allant au boulot, ou en sortant, mais non ne me faites pas tout ce cinéma. La vie, la mort ça n’a jamais été un truc de pot de départ, et je vous en supplie je ne veux pas de pot de départ, et incinérez-moi, et dispersez mes cendres sur le sol de la cafèt’ au pire, et ça ira.
(La Roche-sur-Yon, 7 septembre 2019)