
Disco
Quarante ans plus tôt, il était sorti du cinéma totalement retourné. Il venait de voir les pirouettes de John Travolta sur la piste disco. John qui lançait sa veste blanche, les mouvements de jambes de John… Cela fut une obsession durant des décennies : il avait besoin de danser, d’être sous les boules à facettes, de suivre le rythme de cheval galopant des tubes de Gloria Gaynor et autres Cerrone.
Hélas une amie lui dit un soir de fête pour plaisanter, et pourtant cela n’avait pas voulu être méchant, qu’il avait certes « le rythme dans la peau, mais une très mauvaise circulation ». Il comprit alors les regards et les sourires qu’on lui envoyait en night-club, son peu de succès auprès du public sinon des femmes. il comprit qu’il avait dû, oui il le comprit enfin, plutôt les apeurer dans ses gesticulations. Il comprit tout : pourquoi les danseurs s’écartaient sur la piste — oh, ce n’était pas pour l’admirer, mais sans doute pour le fuir. Il se sentit ridicule… Ridicule à jamais.
Le démon du disco continua pourtant de le hanter : il prit des cours, en vain, il s’entraîna des heures devant son armoire à glace. Rien n’y fit : maintenant qu’il se savait pataud, sinon grotesque, il se savait danser mal, voire danser, à jamais, pire. Prenant de l’âge, de celui où on ne traîne plus en discothèque que pour y noyer en solitaire son divorce au bar, il essaya de s’astreindre… Il se mit même à craindre que sa passion ne soit connue à l’usine. Il n’aurait pas supporté les quolibets, les moqueries.
Il aménagea alors dans le sous-sol de son pavillon de banlieue et de célibataire endurci une pièce secrète, capitonnée, décorée, illuminée, équipée comme un Macumba de la meilleure époque. Il s’y enfermait souvent, lançait les tubes des Bee Gees et là, tournoyait, virevoltait sur son parquet coûteux. Il était seul, mais dans ces moments il se savait beau, mince, jeune, grand, svelte, agile, talentueux, époustouflant… Il était gracieux, irrésistible. Il dansait comme un dieu. Il brillait dans le noir. Et il compatissait pour tous ceux qui ne savaient plus ce que fut la fièvre du samedi soir.
(Kervoyal – 100919)