
Lettre de refus du manuscrit de « L’Étranger » à M. Albert Camus
Cher Monsieur Camus,
Notre comité éditorial a pris connaissance, avec une attention marquée d’une perplexité croissante, de votre manuscrit intitulé « L’Étranger ». Malgré les qualités stylistiques indéniables qui irriguent votre texte, nous nous voyons contraints, pour des raisons purement éditoriales et commerciales, de décliner votre proposition.
Votre personnage principal, Meursault, incarne sans conteste une forme originale d’indifférence existentielle. Toutefois, permettez-moi de souligner que cette froideur émotionnelle exacerbée pourrait laisser nos lecteurs contemporains quelque peu perplexes, voire franchement agacés. À une époque où l’empathie, l’intelligence émotionnelle et les récits inspirants monopolisent les premières places des ventes en librairie, Meursault, dépourvu de toute passion ou d’élan vital perceptible, risque fort de ne susciter qu’un désintérêt généralisé, proche du malaise ou de l’ennui profond.
Par ailleurs, la fameuse phrase introductive – « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » – nous a semblé délicieusement absurde, mais avouez qu’elle tranche trop nettement avec les normes narratives contemporaines où le deuil s’accompagne nécessairement de parcours de résilience et de redécouverte du sens profond de la vie. Votre protagoniste semble imperméable à toute quête de soi, restant ostensiblement à distance d’une introspection positive, d’une thérapie salvatrice ou d’une quelconque prise de conscience. Une telle attitude pourrait difficilement faire l’objet d’une couverture attrayante dans les rayons « Développement personnel ».
De surcroît, l’incident tragique qui constitue le point culminant de votre récit – le meurtre gratuit d’un homme sur une plage, perpétré sous prétexte d’un soleil éblouissant – soulève, reconnaissons-le, un véritable problème marketing. Imaginez un instant le malaise de notre équipe de communication tentant de promouvoir un livre dans lequel la violence gratuite s’explique maladroitement par une luminosité excessive. Nos sondages préalables montrent clairement que les lecteurs actuels privilégient les motivations psychologiques finement détaillées ou, à défaut, les intrigues policières aux rebondissements astucieusement dosés. Votre scénario, dans son dépouillement même, nous paraît commercialement risqué, voire imprudent.
Enfin, permettez-moi une observation sur le style : bien que votre prose soit admirable de clarté, son dépouillement radical, proche parfois d’un rapport administratif, pourrait rebuter un lectorat habitué à des envolées lyriques ou à des formulations plus chatoyantes. Nous craignons fort que nos lecteurs, habitués à être séduits par des métaphores pétillantes et des dialogues enlevés, ne soient déconcertés par l’économie de moyens stylistiques dont vous faites un usage si obstiné.
Ainsi, avec un mélange sincère d’admiration littéraire et de réalités commerciales incontournables, nous nous voyons contraints de décliner votre manuscrit. Nous vous invitons cependant, cher Albert, à reconsidérer à l’avenir des récits qui exploreraient, pourquoi pas, des héros positivement engagés dans la quête joyeuse du sens de leur existence – idéalement ponctuée de moments optimistes et éclairants.
En espérant que vous comprendrez notre décision éditoriale, je vous prie d’agréer, Monsieur Camus, l’expression de mes salutations très cordialement pragmatiques.
Bertille-Alexandrine de Rocheplaine
Directrice de Collection,
Éditions Lumina
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