[Reco textes] Réflexions saisissantes sur un état des lieux et le futur de la lecture, par un auteur du New Yorker

J’ai déjà fait la promotion ici de l’excellente newsletter en français ZeitGeist de Philippe Corbé qui traite de l’actualité des États-Unis (et majoritairement de Trump). C’est même si bon que lorsque Zeitgeist est passé payant, je me suis abonné. Dans son numéro du 19 juin 2025, Philippe Corbé en rubrique « Food for thoughs » livre des extraits d’un article (payant) de Joshua Rothman du New Yorker qui expose des réflexions sur l’état actuel et le devenir de la lecture. Celles-ci me paraissent tant intéressantes qu’il m’a semblé utile de repomper ici ces extraits (que Zeitgeist lui-même a en quelque sorte pompé). Mais il s’agit d’un sujet si important qu’il me sera sans doute beaucoup pardonné (Et abonnez-vous àZeitgeist !)

Philippe Corbé résume les extraits de l’article ainsi dans Zeitgeist :
« L’auteur du New Yorker pense que la lecture traditionnelle est en train de muter. Loin des longues plages silencieuses passées avec un livre, notre rapport au texte devient fragmenté, assisté, réfracté. L’intelligence artificielle transforme les mots en matière fluide : elle résume, traduit, reformule, personnalise.
Lire devient une expérience nouvelle, une navigation entre des sources originales et des versions condensées, souvent sans les distinguer. Et ceux qui lisent vraiment (pas des synthèses, mais des œuvres de la littérature, de la fiction, ou des essais) vivront de plus en plus une expérience singulière. Presque marginale ? »

Voici les extraits de l’article : 

“Que lisez-vous, et pourquoi ? Il y a quelques décennies, ces questions n’étaient pas pressantes. Lire était une activité banale, restée globalement inchangée depuis l’avènement de l’industrie de l’édition moderne, au XIXe siècle. (…)

Lire, c’était simplement lire, et peu importe ce que vous choisissiez — le journal, Proust, The Power Broker — vous le faisiez en déplaçant les yeux sur une page, en silence, à votre rythme et selon votre propre emploi du temps. (…)

Aujourd’hui, la nature de la lecture a changé. Beaucoup de gens apprécient encore les livres et les périodiques traditionnels, et il existe même des lecteurs pour qui l’ère connectée a permis une forme d’hyper-littératie ; pour eux, un smartphone est une bibliothèque de poche. Pour d’autres, en revanche, la lecture à l’ancienne — intense, prolongée, linéaire, face à un texte soigneusement composé — est devenue presque anachronique. Ces lecteurs peuvent commencer un livre sur une liseuse, puis le poursuivre en déplacement via une narration audio. Ou bien abandonner complètement les livres, préférant passer leurs soirées à parcourir Apple News et Substack.”

“Il y a aujourd’hui quelque chose à la fois diffus et concentré dans l’acte de lire : cela implique une multitude de mots aléatoires défilant sur un écran, tandis que la présence tapie de YouTube, Fortnite, Netflix et autres garantit qu’une fois que nous avons commencé à lire, il nous faut continuellement choisir de ne pas arrêter.”

“Cette transformation a pris des décennies, et elle a été portée par des technologies adoptées de manière disproportionnée par les jeunes. C’est peut-être pour cette raison que son ampleur est passée inaperçue. En 2023, le National Endowment for the Arts (une agence fédérale pour la culture) a rapporté que, sur la décennie écoulée, la part des adultes lisant au moins un livre par an était passée de 55 % à 48 %. (…) Sur la même période, la proportion de jeunes de treize ans lisant “presque tous les jours pour le plaisir” est tombée de 27 % à 14 %. Sans surprise, les professeurs d’université se sont mis à se plaindre avec une urgence nouvelle des étudiants accros à leur téléphone, incapables de lire quoi que ce soit de long ou de complexe.”

“Si l’on binge Stranger Things au lieu de lire Stephen King, ou qu’on écoute des podcasts de développement personnel au lieu d’acheter les livres du même genre, est-ce la fin de la civilisation ? D’une certaine manière, le recul de la lecture traditionnelle est lié à la profusion d’informations propre à l’ère numérique. Veut-on vraiment revenir à une époque où il y avait moins à lire, regarder, entendre ou apprendre ?”

“Quoi qu’on pense de ces évolutions, elles semblent appelées à s’accélérer. Depuis quelques décennies, nombre d’universitaires considèrent le déclin de la lecture comme la fin de la “parenthèse Gutenberg”, une période de l’histoire inaugurée par l’invention de l’imprimerie, durant laquelle un écosystème structuré de textes imprimés dominait. L’Internet, selon cette théorie, aurait refermé cette parenthèse en nous ramenant à un mode de communication plus fluide, décentralisé, conversationnel. Au lieu de lire des livres, on débat dans les commentaires. (…)

L’ascension des podcasts, des newsletters et des mèmes semble confirmer cette thèse. The Joe Rogan Experience pourrait se comprendre comme deux types autour d’un feu de camp, transmettant leur savoir par la conversation, à la manière des Grecs anciens.

Mais avec le recul, l’hypothèse d’un retour à la culture orale semble presque désuète. On pourrait dire qu’elle a émergé durant la “parenthèse Zuckerberg”, une époque, inaugurée par Facebook, où les réseaux sociaux régnaient. Or personne, dans cette parenthèse, n’avait anticipé à quel point l’intelligence artificielle allait bientôt menacer l’Internet conversationnel. Nous sommes déjà entrés dans un monde où les gens que vous croisez en ligne ne sont pas toujours réels ; ils sont parfois fabriqués par une IA entraînée sur des quantités de texte littéralement inimaginables. C’est comme si les livres avaient pris vie, et se vengeaient en donnant naissance à une nouvelle chose, un mariage entre texte, pensée et conversation qui redéfinit l’utilité et la valeur du mot écrit.

ChatGPT d’OpenAI ou Claude d’Anthropic sont, entre autres, des machines à lire. Dire qu’elles « lisent » n’est pas tout à fait exact au sens humain : un large language model (LLM) n’est pas ému par ce qu’il lit, puisqu’il ne ressent rien, et que son cœur ne battra jamais à cause du suspense. Mais il est tout aussi indéniable que sur certains aspects de la lecture, l’IA dépasse l’humain. Pendant son entraînement, un LLM “lit” et “comprend” une masse de texte au-delà de toute mesure. Ensuite, il est capable d’en restituer instantanément la substance (pas toujours à la perfection), de faire des liens, des comparaisons, d’en tirer des idées, qu’il applique à des textes inédits, à une vitesse phénoménale. Ces systèmes sont comme des étudiants qui, durant leurs études, auraient tout lu. Et ils peuvent continuer, si on leur donne des devoirs.

J’ai connu quelques personnes qui semblaient avoir tout lu, et apprendre à leurs côtés a changé ma vie. L’IA ne peut pas les remplacer, car elle reste fondamentalement générique et consensuelle ; on ne cherche pas en ChatGPT un modèle de vie intellectuelle, ni en Gemini des théories géniales ou des fulgurances singulières. Mais ses forces de lecture tiennent justement à son impersonnalité.

Depuis 2012, l’entreprise berlinoise Blinkist, qui se présente comme “le futur de la lecture”, propose des résumés de quinze minutes de livres de non-fiction populaires, en format texte et audio.” (…)

La lecture, dans sa version humaine, implique une finitude. (…) L’IA remet-elle en cause ces limites ? Il est en tout cas imaginable que ces machines intelligentes nous aident à redonner de la valeur à des textes qui, autrement, ne seraient jamais lus. (Le processus pourrait ressembler à l’extraction d’énergies fossiles : des écrits anciens, spécialisés ou complexes pourraient servir de matière condensée pour alimenter de nouvelles réflexions.) Il existe aussi des scénarios où les LLM prolongeraient et approfondiraient notre mémoire de lecture.” (…)

“Que deviendra la culture de la lecture à mesure que celle-ci s’automatise ? Imaginons un futur dans lequel le texte serait perçu comme fluide, modulable, compressible, convertible. Dans ce futur, on lirait souvent en demandant qu’un texte soit raccourci, simplifié, ou transformé en tout autre chose — un podcast, une synthèse interactive, un rapport multiforme.” (…)

“Les personnes qui liront les “originaux” deviendront rares, et elles auront des éclairages que les autres n’auront pas, vivront des expériences que d’autres ignoreront — mais l’époque où le fait d’être “bien lu” était synonyme d’intelligence ou d’éducation sera, pour l’essentiel, révolue.”

Eh bien moi qui avait encore quelques livres à écrire, alors que mon lectorat, au fil du temps, devient peau de chagrin… Euh, comment dire ? Pfff.