[Reco textes] Copie de « Nous, les «filles du DC10», étions au procès Sarkozy et nous avons vu s’exercer une justice humaine et respectueuse » (Tribune parue dans Libération le 12/10/25)

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« Nous, les «filles du DC10», étions au procès Sarkozy
et nous avons vu s’exercer
une justice humaine et respectueuse »

(> Tribune réservée aux abonnés parue dans Libération le 12/10/2025 à 18h04)

Composé de sœurs ou de filles des 170 victimes de l’attentat organisé par le régime de Kadhafi en 1989, le collectif était au procès des «financements libyens». Alors que l’ex-président connaîtra ce lundi les modalités de son incarcération, elles battent en brèche l’idée d’un «acharnement» judiciaire et préviennent qu’elles suivront le procès en appel.

Par Yohanna Brette, fille de Martine Brette , hôtesse de l’air du vol UTA 772, Danièle Klein, soeur de Jean-Pierre Klein, passager du vol UTA 772, et pour les Filles du DC10.

Quand notre petit groupe a poussé la porte du tribunal de Paris, le 6 janvier, pour prendre place sur les bancs des parties civiles au procès, nous n’en menions pas large. Nous avons toutes perdu quelqu’un d’aimé dans l’attentat du DC 10 UTA, cet avion de ligne que le colonel Kadhafi et son beau-frère Abdallah Senoussi, maître des basses œuvres du dictateur, ont décidé de faire exploser, il y a 36 ans, un 19 septembre, sans qu’aujourd’hui, on ne sache toujours pourquoi. Il y eut 170 morts.

Mères, sœurs, filles, nièces des disparus, nous sommes devenues «les filles du DC10». Dans nos familles, nous sommes la deuxième ou la troisième génération à porter les stigmates de cette tragédie. Le nom de notre groupe s’est imposé naturellement, nous n’aurions jamais imaginé nous rassembler là, au tribunal, toutes ensemble soudées dès le premier jour du procès des «financements libyens» de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy.

Nous nous sommes concertées et avons fait le choix d’en être en nous constituant parties civiles. Un choix d’abord citoyen, mais aussi personnel, presque intime, forcément douloureux mais indispensable. Nous avions été effarées d’apprendre qu’une des conditions du possible pacte de corruption à laquelle tenait particulièrement Kadhafi était l’effacement du mandat d’arrêt international visant Abdallah Senoussi, numéro 2 du régime et terroriste international. Et que pour mettre ça en musique, deux grands amis de Nicolas Sarkozy avaient, dès 2005, fait le voyage en Libye. Jusqu’où allaient-ils piétiner le souvenir de nos morts ?

Nous étions inquiètes à l’idée de nous retrouver face à un ex-président de la République française, d’anciens ministres, des intermédiaires sulfureux porteurs de valises… tous ces hommes en «bande organisée». Nous avons vite compris que, par notre présence, nous faisions entrer le terrorisme par une porte dérobée au Parquet national financier.

Avant même que le procès ne s’ouvre, un avocat de Nicolas Sarkozy dira à propos de notre présence comme parties civiles : «Ici, c’est pas “on voit de la lumière, on rentre”.» Nous en avions conclu qu’on «leur foutait un peu la trouille», pour rester au niveau de langage de l’avocat énervé.

Nous avons fait confiance à la justice et nous ne le regrettons pas

Jusqu’au verdict, nous ne savions pas si notre demande de constitution de partie civile serait acceptée. Nous aurions pu être déboutées au motif que notre préjudice n’avait pas de réalité probante dans cette affaire de corruption. Mais nous avons fait confiance à la justice. Et cette confiance, nous ne la regrettons pas.

Nous ne sommes ni magistrates, ni journalistes, ni femmes politiques. Nous avons simplement assisté aux audiences, jour après jour depuis nos bancs aux premiers rangs. Et aujourd’hui, nous pensons qu’il est de notre responsabilité de raconter ce que nous avons vu et entendu.

Nous avons témoigné lors de la première semaine du procès, surprises de l’impact de nos mots, les unes après les autres à la barre, à un 1,5 m de Nicolas Sarkozy, et de ses deux amis ministres, Brice Hortefeux et Claude Guéant, qui ont tous deux, à trois mois d’intervalle, partagé la table en tête à tête avec Abdallah Senoussi, celui qui a ordonné de tuer nos parents. Interrogé sur les raisons de ces rencontres, l’un des deux a lâché : «Nous avons peut-être parlé de lutte contre l’immigration et comment lutter contre le terrorisme.» Nous en sommes restées médusées.

Au-delà de ces épisodes indignes, les éléments d’enquête exposés chirurgicalement tout au long du procès ont mis au jour un large système en ordre de marche de financement de l’élection présidentielle par un régime étranger dictatorial et sanguinaire. Se pose donc une question gravissime : la démocratie française a-t-elle été tachée de l’argent du sang ? A cela, le tribunal a répondu oui. Tout simplement, oui. Il faut désormais attendre le procès en appel pour savoir si la justice confirmera ces conclusions.

Pendant les audiences, trois mois et demi durant lesquels nous avons mis nos vies entre parenthèses, nous avons vu s’exercer une justice humaine et solennelle, méthodique et respectueuse des droits de chacun. Une justice républicaine. Nous avons vu des juges à l’écoute, une défense libre de s’exprimer, un débat équilibré. Nous avons vu la complexité d’une affaire tentaculaire, mais surtout une volonté inébranlable de faire émerger la vérité. Le jugement est tombé le 25 septembre avec son lot de relaxes et de condamnations, minutieusement motivées et notre constitution comme parties civiles jugée recevable.

Mais à l’extérieur du tribunal, à peine sorti de la salle, un autre récit s’est installé : celui d’une haine ourdie contre l’ancien président par les juges, d’un «complot», d’une «chasse à l’homme», d’un «acharnement». Ce discours incendiaire et irresponsable, repris par de nombreux médias et hommes politiques, sape la confiance dans nos institutions et jette l’opprobre sur notre état de droit. Nous avons été révulsées par les menaces de mort contre la présidente du tribunal. Nous attendons toujours que les défenseurs et amis de Nicolas Sarkozy, si prompts à envahir les plateaux télé, lui expriment leur soutien.

Un processus judiciaire rigoureux, encadré par nos lois

Nous l’affirmons avec force : ce que nous avons vu ne correspond pas à ce récit nauséabond. Ce procès n’est pas une vengeance mais l’expression d’une justice que nous attendions depuis des années. Un processus judiciaire rigoureux encadré par nos lois.

Non, Nicolas Sarkozy n’est pas une victime. Non, Nicolas Sarkozy n’incarne pas la France à lui tout seul. C’est un citoyen condamné, avec à sa disposition, les recours juridiques qui lui permettront de se défendre à nouveau. Les vraies victimes à ce stade, ce sont les citoyens français, qui ont le droit à des élections sans tache. Ce sont les institutions, fragilisées par le doute. Ce sont enfin toutes les familles des victimes du régime de Kadhafi, qui ont vu avec douleur les liens opaques tissés entre la France et un dictateur, accessoirement reçu avec les honneurs par Nicolas Sarkozy élu à la fonction suprême.

Nous refusons de rester silencieuses alors que la parole judiciaire est étouffée sous des discours cyniques ou stratégiques. Aujourd’hui, nous témoignons et nous alertons. Ce procès a été un moment rare dans la vie démocratique de notre pays : celui où la justice regarde le pouvoir en face. Cela mérite du courage, de la clarté, et le soutien indéfectible des citoyens au-delà des chapelles politiques.

Nous avons vu la justice œuvrer et nous affirmons qu’elle donne tout son sens à l’impératif de séparation des pouvoirs. Cette affaire ne concerne pas uniquement des acteurs politiques, mais touche au cœur nos principes fondamentaux : la vérité historique, la justice, l’indépendance des institutions et la mémoire des victimes. Nous avons pris la décision, d’être à nouveau présentes au procès en appel en 2026. C’est notre choix citoyen.


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Car si cela peut exceptionnellement toucher ne serait-ce que quelques personnes de plus compte tenu de l’importance des propos, pourquoi se le refuser ?