[Reco textes] « FLAVOR OF THE YEAR 2026: KETCHUPIFICATION » (newsletter « La Nona Ora » sur Substack, de Rémi Carlioz

Voici un texte qui me fait du bien. On ne m’écoutera sans doute pas, mais je me sens moins seul, et il valide le fait que je ne me suis pas fourvoyé.
Ayant récemment écrit un roman (en cours de refus généralisé chez les éditeurs sollicités ; je vais finir par l’auto-éditer) qui met en scène un phénomène qui me frappe ; phénomène pour l’instant non nommé et pour lequel j’ai dû créer un néologisme « La glossolyse » diffusée par les « glossolytes » (soit la destruction du sens, la dénaturation des mots par ceux qui en font usage, et surtout profession), je suis toujours très attentif et passionné par son évolution, lorsque je la repère. Il ne s’agissait pas pour moi de déplorer la médiocrité intellectuelle et culturelle générale en expansion galopante, mais d’aller plutôt en pointer la cause : la dévitalisation du langage.

Voici que je le trouve aujourd’hui sous une forme pertinente, et remarquablement développée et écrite dans un article de La Nona Ora, excellente newsletter de Rémi Carlioz sur Substack (en anglais, mettez au besoin une extension de traduction dans votre navigateur). Il y expose l’idée, à partir de ce que fait le ketchup (le ketchup donne à tout le goût du ketchup) que nous sommes culturellement dans les pays industrialisés et globalisés en train de vivre la ketchupification du monde :

« Chaque décennie a droit au diagnostic qu’elle mérite.
Les années 60 nous ont interrogés sur notre capacité à vivre pleinement ou à nous contenter d’observer (Le Spectacle de Debord ). Les années 80 se sont demandées si la carte avait remplacé le territoire ( La Simulation de Baudrillard ). Les années 90 se sont interrogées sur l’uniformisation des apparences ( La Rationalisation de Ritzer ). Les années 2020 se sont interrogées sur les raisons pour lesquelles les plateformes se retournent inévitablement contre leurs utilisateurs ( L’Enshittification de Doctorow). »
(…)
Impossible à détester », tel est l’objectif. Ni bon, ni original, ni exceptionnel. Moyen, sans surprise. Quelque chose qui ne suscitera ni émotion, ni défi, ni effort.
Pourquoi ? Parce que le Réel ne cesse de ressurgir. Dérèglement climatique, guerres, inégalités, précarité algorithmique, violence politique, etc.

Le monde est insupportable. Nous construisons notre réalité précisément pour tenir à distance le « réel », l’insupportable (Lacan).

Nous revêtons tout de ketchup : pas seulement parce que tout est affadi, mixé, remixé, afin de massification : c’est accompagné de mots et de formules censés promouvoir les produits culturels quels qu’ils soient qui ne veulent plus rien dire. Rémi Carlioz détaille tout cela longuement avec une longue liste d’exemples (produits culturels, slogans, éléments de langage…).

« Pourquoi maintenant ? Pourquoi voulons-nous ce revêtement ?
Nous construisons une société du ketchup qui stimule si parfaitement tous nos récepteurs émotionnels et intellectuels que nous n’aurons jamais à ressentir le pic d’une expérience spécifique.
La réponse facile, ce sont les algorithmes. L’optimisation. Les tests A/B qui sélectionnent les produits qu’il est impossible de détester. C’est vrai, mais insuffisant. Les algorithmes répondent à la demande. La question est : pourquoi avons-nous envie de ketchup ?
La réponse plus profonde est la finitude. »

Dans mon roman, j’imagine pour ma part que les gens, allant au bout du processus, se passionnent pour des championnats mondiaux de small talk. Dans une farce sur mon site (le manifeste pour une littérature granulaire), j’appelle à un refus du lisse, du pré-mâché. Comme dans son texte sur le ketchupification, je veux qu’il y ait des morceaux. Que tout n’ait pas le même goût. Rémi Carlioz a raison, et son concept est brillant : nous sommes en pleine ketchupification.

Lisez absolument l’intégralité de son article. Lisez La Nona Ora : c’est un lieu d’observation et de réflexion brillant — et je lui souhaite toujours plus d’audience.