Je suis allé dans un hypermarché acheter un grille-pain et il n’y avait que des (vraiment plus) vieux (que moi)

De très nombreux signes, ou marqueurs, appelez-ça comme vous voulez, indiquent que vous êtes vraiment très vieux. Par exemple, si c’est un tiers qui fait vos courses, votre ménage alors que vois n’avez jamais été grand bourgeois ou aristocrate, et pis : si quelqu’un remplit votre pilulier. Il y en a d’autres plus inattendus : par exemple si actionner votre grille-pain deux fois vous agace, sinon vous fatigue, c’est un indice certain que vous êtes sur la voie confirmée de la liquéfaction.

L’autre jour je remplissais le pilulier de ma mère de 86 ans qui désire aller en maison de retraite — il nous faudrait une bonne grippe ou une canicule pour qu’elle remonte d’un cran sur la liste d’attente où elle macère depuis des mois — quand elle m’a expliqué que son grille-pain âgé de vingt ans, ce qui est jeune par rapport à elle mais peut-être beaucoup pour un toaster, devait être actionné deux fois alors qu’auparavant une seule fois suffisait. Elle se souvenait qu’elle l’avait acquis il y a très longtemps, mais ne se souvenait plus où c’était, c’est-à-dire dans la maison où elle a vécu jusqu’il y a peu auparavant durant cinquante ans tout de même. Il lui faut absolument un autre grille-pain, un grille-pain neuf, surtout neuf, car ce n’est plus possible, et c’est urgent.

C’est aussi à ce genre de précipitation qu’on comprend que vous êtes vraiment croulant, et puis aussi au fait qu’en dix minutes vous parlez de ce problème crucial au moins quatre fois. J’ai renoncé à évoquer la notion de consommation superfétatoire, d’expliquer qu’il suffit d’appuyer une deuxième fois pour que le pain finisse de griller et que ce n’est pas très grave, que la planète gnagnagna ou autre perspective complexe et d’apparence faussement lointaine. D’abord, il faut lui répéter plusieurs fois, ensuite ma mère est du milieu de l’anthropocène — une ère semblable à celle des dinosaures à qui il aurait été vain de parler de météorite géante : ça lui passe au-dessus. Ayant enfant connu une guerre sans pain (affamée, elle en quémandait avec sa sœur des morceaux à la boulangerie du village) — elle a par la suite tiré une obsession pour le pain qui l’a suivie toute sa vie. Aussi de pouvoir changer même inutilement de grille-pain relève pour elle d’un temps de science-fiction et d’apogée dans l’existence qui n’était même pas imaginable.

Je me suis  donc rendu à l’hypermarché ce mardi matin vers dix heures pour acheter un grille-pain. Je me suis aperçu soudain qu’il ne traînait — parfois rampait presque — que des vieux :  95% de vieux. Le reste des êtres humains encore en état acceptable de fonctionnement étant composé du personnel, étudiantes caissières épuisées, caissières quadra-quinquagénaires déprimées mais blindées, mères de famille ou nourrices stressées avec une charge mentale au moins équivalente au volume contenu dans leur chariot accompagnées de tripotées de gamins en bas âge plutôt toniques et furtifs (pas d’école : il y a grève). Moyenne d’âge dans le magasin : plus de 65 ans.

Une fois j’ai entendu à la radio un type expliquer que « quelqu’un de vieux, c’est quelqu’un qui a dix ans de plus que moi ». Pour ma part, qui commence à être âgé, je me suis aperçu que la majorité des clients affichait de dix à vingt ans de plus que moi.
J’étais donc subitement de nouveau jeune.

De l’ancien, de l’antique, de l’ancêtre, il y en avait partout dans le magasin. Pas du joli vieux, grec, corse, indien, slave, tibétain ou africain pittoresque comme sur les photographies du National Geographic, pas du vieux de banque d’image et de publicité pour croisières ou assurance retraite en pull mohair pastel… non : du vieux du genre banal. Du vieux ramolli, fatigué. De la pauvreté ordinaire de ce pays. Du vieux à petite pension. Du vieux de supermarché dans des blousons beigeasses informes aux manches trop longues. Pour les hommes, le pantalon serré sur la chemise à carreaux jusque sous les seins. La minuscule petite dame courbée à mise en plis et robe blouse. C’était saisissant. Sans doute ai-je éprouvé ce que ressentent les vraiment jeunes d’aujourd’hui dans une France qui est de plus en plus sillonnée à petits pas, sinon avec déambulateur, par des vieillards (pardon : des seniors), soit une certaine angoisse.

Toutes ces têtes grises, pelées, chauves, bleutées, agrémentées d’appareils auditifs (pris en charge intégralement car ils votent, eux), et très souvent penchées vers l’avant, se regroupent par paquets au beau milieu des allées, aux carrefours stratégiques, se fichant complètement de gêner ou non, s’étant immobilisés d’un coup, trop heureux de rencontrer une connaissance pour lui demander où elle a mal en ce moment (les fameux « tamalous »). On relève des poches plus denses de vieilles peaux vers certains rayons : les produits d’hygiène, le papier-toilette, les couches, qui semblent être des pôles d’attraction. Tous ces sub-claquants n’ont pas de chariot : ils tiennent un vague pochon pour porter leurs courses : ça ne va pas plus loin qu’une demi-livre de beurre ou deux boudins. Parfois un poireau pour la soupe du soir (ils ne vont plus au marché dominical : on pourrait les bousculer, et un col du fémur pété est vite arrivé). De toute façon pourquoi remplir un chariot difficile à pousser puisqu’ils reviendront au moins une deuxième fois dans la journée, et ceci tous les jours ?

On peut déplorer d’un œil torve les adolescents qui s’emmerdent par essaims dans les galeries marchandes ne se parlant pas, plongés dans leur smartphone, mais ne valent guère mieux les quatrième âge qui encombrent les allées à fin de socialisation (Au cinquième âge advient l’ère de la livraison à domicile, ou du plateau en piaule à l’ehpad). Ça pue, non pas le pipi car la ventilation de l’hypermarché est vraiment top, mais un certain désespoir tranquille, une solitude comblée par la société de consommation qu’ils espéraient plus jeunes, qu’ils ont un peu connu, et qui les attire toujours comme une phalène sur une lampe : l’hypermarché débordant à outrance (vingt références différentes de chips) de tout ce dont ils ont manqué — sinon manquent encore.

Cette impression vertigineuse de vivre entouré de vieux — en l’occurrence de très vieux puisque moi-même on commence à s’apercevoir que je ne suis plus de la première fraîcheur, je l’avais ressentie d’autres fois : il y a bien une trentaine d’années un matin dans les rues de Bergerac, où j’ai longtemps vécu : des vieux partout. Chez le coiffeur local : des vieilles en processus de  teinture qui s’échangeaient les potins et, déjà, les nécrologies. À l’époque, alors que j’étais pourtant dans la force de l’âge comme on dit, cela m’avait quelque peu terrorisé. Plus tard, il y a 15 ans environ, en me promenant dans les rues du Croisic un jour semaine hors saison, je réalisai que les seuls jeunes en ville étaient les serveuses et serveurs de restaurants, les vendeuses et vendeurs des boutiques…  au service de myriades de vieux — que l’on remercie de soutenir les industries hôtelières et touristiques. Enfin : ceux qui ont des pulls en mohair, pas tous.

La différence avec les jeunes le nez dans leur scroll, c’est que les vieux discutent, mais avec un invariant : le débat ne porte, si on tend l’oreille, que sur des questions de médicaments pour la tension, de tête de fémur en titane, de traitements divers ou variés, de rendez-vous médicaux attendus depuis des semaines, ou de défunts tout frais de par ici ou de par là. Une conversation axée sur la conservation, pourrait-on dire.

À la caisse, si on attend par exemple de passer avec un grille-pain sous le bras, on patiente : ils font tout pour discuter avec la caissière le plus longtemps possible, sont complètement bigleux mais tiennent absolument à faire l’appoint en centimes, signent des chèques en tremblotant, cherchent pendant des heures leur carte d’identité perdue entre la Vitale et de vieilles ordonnances. Et ils tiennent à avoir leur ticket de caisse. Sa lecture les occupera.

Dans quelques années, car ça va aller vite, car ça s’accélère, il faudra sans doute que je me trouve un spot au milieu de l’hypermarché où moi aussi je choperai ceux de mon âge pour leur parler de ma sciatique, de ma circulation sanguine, de mon cancer bizarre. Que sais-je ce qui m’attend. Sauf que je suis de la génération d’après, celle qui n’a déjà que majoritairement des connaissances numériques. J’ai trop bougé par le passé pour connaître mes futurs voisins du coin, les cacochymes et autres moribonds à venir. Si ça se trouve, je vais resté planté tout seul, bras ballants, entre deux rayons avec personne à qui parler de ma prostate.

Il paraît que nous ne sommes qu’au tout début de la vague, projette l’Insee (en 2040, la proportion des personnes de 65 ans ou plus serait de plus d’un habitant sur quatre). Je plains les plus jeunes. Ils vont bientôt vivre dans un pays qui sera au ralenti, calqué sur le rythme des vieux : à la caisse, dans la rue, sur la route, partout.

Quant à moi, je ne vais pas garder l’ancien grille-pain de ma mère. Que vais-je faire de deux grille-pain ? (Ce n’est pas pour me vanter, mais j’en ai déjà un). C’est bien trop de grille-pain qu’il m’en faut avant de devenir très vieux et que quelqu’un me pose une tranche déjà grillée à côté de mon pilulier. Je vais donc le porter à la ressourcerie. C’est l’endroit où l’on donne les vieux objets, car eux, on peut les recycler. Je pense que ce ne doit pas être grand-chose à réparer. Un jeune en insertion le fera, puis pour pas cher, il servira à un autre jeune.