
Corbillard
Le banquier referma le dossier.
« Votre activité d’infirmier en libéral ne suffit plus ? Pourquoi vouloir faire corbillard free lance ? Vos patients sont morts, vous avez du stock ?».
Il pouffa et se reprit.
« Votre dossier est intéressant, mais je ne saisis pas le concept. Un corbillard, c’est noir, non ? Enfin, j’en ai toujours vus de noirs… Au Japon, enfin chez ces gens comme ça, c’est peut-être rouge deuil, j’en sais rien… Mais chez nous, c’est noir, non ?».
Il reprit alors ses « éléments de langage » déjà récités en vain dans les cinq banques précédentes : il s’agit de segmenter la clientèle. Enterrements noirs classiques bien sûr, mais aussi argentés ou dorés pour les classes aisées, rose girly pour les jeunes femmes millenials, le « pink gen Z » ou les bébés, vert écolo néo ruraux, bleu marine patriote réac, bariolé ou arc en ciel pour la hype, les néo-babas, les LGBT+, voire les rastas blancs très vieillissants … L’idée est qu’il est temps que l’enterrement sorte des sentiers battus. Cela peut être un marché de niches et il va falloir s’y attaquer. Quand on voit combien mettent les Chinois dans les funérailles, on se dit que la France est vraiment en retard. Et donc autant de marchés de niches, autant de véhicules peints aux couleurs des tribus. C’est facile à comprendre.
« Quand même, vous avez peu de garanties. C’est un prêt important… Il n’y a pas moyen de… ? Un système pour changer la couleur selon la commande ? Cela ne vous ferait qu’un véhicule à acquérir, et une économie d’échelle…».
Il s’entendit expliquer pour la énième fois que le temps que le voile de peinture soit sec (et encore sans peinture métallisée !), le corps ne se conserverait pas, et justement, la chambre mortuaire top réfrigérée c’était déjà l’autre gros dossier d’emprunt à examiner.
Un voile de peinture différent à chaque client ! Ils avaient de drôles d’idées tous ces spécialistes. Ce n’était pas comme ça, entre les banquiers pas prêteurs et toutes ces idées idiotes que chacun avait que le pays et lui-même allaient s’en sortir.
[photo Instagram : @cyrilcavalie, merci ! 19/10/19]