[Reco Textes] «(…) Il faut aujourd’hui nommer le “génocide” à Gaza», par 300 écrivains

Je suis un des signataires de cette tribune. Comme ça me gonfle que ce type de texte soit réservés aux abonnés, la voici :

«Nous ne pouvons plus nous contenter du mot “horreur”, il faut aujourd’hui nommer le “génocide” à Gaza», par 300 écrivains

Il y a un an et sept mois, le 20 octobre 2023, la poétesse palestinienne Hiba Abu Nada était tuée par des bombardements israéliens. Dans son poème, Une étoile disait hier, elle avait imaginé pour les habitants de Gaza un abri cosmique, à l’opposé du danger existentiel auquel ils font face − un abri universel, dans lequel ils ne seraient plus, comme depuis des décennies, exclus de l’humanité :

«Et si un jour, Ô Lumière / Toutes les galaxies / De tout l’univers / N’avaient plus de place pour nous / Tu diras : “Entrez dans mon cœur / Vous y serez enfin à l’abri” (1).»

Israël tue sans relâche des Palestiniens et des Palestiniennes, par dizaines, chaque jour. Parmi eux, nos confrères et consœurs : les écrivains et écrivaines de Gaza. Quand Israël ne les tue pas, il les mutile, les déplace, les affame délibérément. Israël a détruit les lieux de l’écriture et de la lecture − bibliothèques, universités, foyers, parcs.

L’attaque sur Gaza a repris avec une brutalité redoublée

Depuis la rupture par Israël d’un cessez-le-feu qui devait conduire à la fin de la guerre et à la libération des otages, l’attaque sur Gaza a repris avec une brutalité redoublée. Désormais, les déclarations publiques répétées des figures de premier plan comme les ministres israéliens Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir expriment ouvertement des intentions génocidaires. La qualification de «génocide» pour décrire ce qu’il se passe à Gaza ne fait plus débat pour nombre de juristes internationaux et d’organisations de protection des droits humains : la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Amnesty International, Médecins sans frontières, Human Rights Watch, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, les rapporteurs des Nations unies, et bien d’autres spécialistes et historiens.

Les experts de l’ONU ont ainsi récemment déclaré : «Alors que les Etats débattent de la terminologie (s’agit-il ou non d’un génocide ?), Israël poursuit sa destruction implacable de la vie à Gaza, par des attaques terrestres, aériennes et maritimes, déplaçant et massacrant en toute impunité la population restante […]. Personne n’est épargné, que ce soient les enfants, les personnes handicapées, les mères allaitantes, les journalistes, les professionnels de la santé, les travailleurs humanitaires ou les otages.»

Notre responsabilité collective est engagée. Nous, écrivains et écrivaines d’expression française, avons trop tardé à parler d’une seule voix. Certains d’entre nous ont déjà signé des tribunes et pétitions, ont écrit, voté, manifesté. Aujourd’hui, c’est au nom de notre métier que nous prenons la parole − pour parler aussi des nôtres.

Une mort est aussi une censure

Soyons très clairs : la vie d’un écrivain ou d’une écrivaine n’est pas plus précieuse que celle de quiconque, surtout à l’heure où des familles entières sont rayées du registre de l’état civil de manière routinière. Pourquoi alors prendre la parole en tant que écrivains ? Parce qu’en tuant un écrivain ou une écrivaine, c’est une culture, une liberté, un témoignage, une archive que l’on efface. C’est tout un corpus qu’on oblitère et un silence qu’on impose. Car une mort est aussi une censure.

Les écrivains et écrivaines de Gaza font partie de ceux qui peuvent nous rappeler une évidence : les Palestiniens et Palestiniennes ne sont pas les victimes abstraites d’une guerre abstraite. Leur métier, le nôtre, demande de nommer le réel et de rendre visibles ses zones d’ombres. Il consiste à chercher un vocabulaire qui rende compte de nos mondes. Or, ces deux dernières années, c’est ce vocabulaire aussi qui a été attaqué. Trop souvent, les mots ont servi à justifier l’injustifiable, nier l’indéniable, soutenir l’insoutenable. Trop souvent, aussi, les mots justes, ceux qui importaient, ont été éradiqués avec celles et ceux qui auraient pu les écrire.

Face à ce moment historique, nous pouvons détourner le regard. Ou bien nous montrer à la hauteur de la tâche qui s’impose à nous. L’histoire, parfois, nous oblige. La qualification de «génocide» n’est pas un slogan. Elle implique des responsabilités juridiques, politiques, morales. Nous ne pouvons plus nous contenter d’appeler cela une «horreur», de faire montre d’une empathie générale et sans objet, sans qualifier cette horreur, ni préciser de quoi il s’agit. Tout comme il était urgent de qualifier les crimes commis contre des civils le 7 octobre 2023 de crimes de guerre et contre l’humanité, il faut aujourd’hui nommer le «génocide».

Récemment, Alexis Deswaef, vice-président de la FIDH et avocat à la Cour pénale internationale, rappelait la notion de «spectateur-approbateur», issue de la jurisprudence du Tribunal spécial pour l’ex-Yougoslavie. Elle désigne un haut responsable qui regarde, se tait, et dont le silence est interprété comme un feu vert par les criminels.

Nous ne sommes pas des responsables militaires ou politiques. Mais nous refusons d’être un public de spectateurs-approbateurs. Il y va non seulement de notre humanité et des droits humains, mais aussi de notre métier qui est mis en danger chaque jour à Gaza et chaque jour où nous refusons de dire et dénoncer ce crime.

Les derniers poèmes de Hiba Abu Nada dessinent encore des perspectives. Ainsi écrivait-elle, dans un texte tristement visionnaire publié sur Facebook le 16 octobre 2023, quelques jours avant sa mort sous les bombes israéliennes :

«Là-haut, en ce moment, / Nous bâtissons une autre cité. / Avec des médecins sans blessés ni saignements, / Des enseignants sans classes surchargées, sans cris sur les enfants, / Des familles sans souffrance, sans peine,/ Des journalistes qui décrivent l’Eden,/ Des poètes qui écrivent les amours éternelles. / Ils sont tous de Gaza, tous./ Au paradis, il y a une Gaza nouvelle, sans blocus, / Qui prend forme en ce moment même (1).»

Nous devons, plus que jamais, sauver les mots de nos confrères et consœurs à Gaza. Pour Hiba, pour les plus de 50 000 personnes mortes, et pour les survivantes et survivants affamés, blessés, et meurtris à vie, faisons en sorte que cette Gaza prenne forme ici-bas, sur Terre, dès que possible. Plus que jamais, exigeons que soient imposées des sanctions à l’Etat d’Israël, demandons un cessez-le-feu immédiat − qui garantisse la sécurité et la justice pour les Palestiniens, la libération des otages israéliens, celle des milliers de prisonniers palestiniens détenus arbitrairement dans les prisons israéliennes, et qui mette un terme, sans délai, à ce génocide qui nous engage chacun et chacune.

(1) Poème extrait du recueil Que ma mort apporte l’espoir, éditions Libertalia, 2023, traduit de l’arabe (Palestine) par Nada Yafi.

Parmi les 300 écrivain·e·s· signataires : Karim Kattan, Abdellah Taïa, Alice Zeniter, Alain Damasio, Anaïs Barbeau-Lavalette, Ananda Devi, Annie Ernaux, Atiq Rahimi, Faïza Guène, Gaël Faye, Hélène Dorion, Hervé Le Tellier, Hemley Boum, Jean-Marc Dalpé, Jérôme Ferrari, Joël Pommerat, J.M.G. Le Clézio, Laurent Gaudé, Leïla Slimani, Lydie Salvayre, Martine Delvaux, Maylis de Kerangal, Mohamed Mbougar Sarr, Mona Chollet, Nancy Huston, Neige Sinno, Nicolas Mathieu, Paul B. Preciado, Rokhaya Diallo, Vanessa Springora, Virginie Despentes.