
« bois ton, lait », une nouvelle parue en 2010 puis 2013 dans « Nouvelle Donne »
Cette courte nouvelle (pas drôle du tout) ci-dessous a paru — dans le cadre de la revue de nouvelles littéraires Nouvelle Donne auquel j’ai participé il y a quelques décennies comme membre du comité de lecture ou auteur d’articles (c’était du temps du papier) — quand ils sont passés sur le web sur leur Site de la nouvelle littéraire en 2013. > Elle y est d’ailleurs toujours.
« Bois ton lait »
« Bois ton lait »
L’enfant regarde son bol, puis la fenêtre, puis son bol. Puis la fenêtre, puis son père. Puis son bol. Puis les miettes de biscottes. Puis la fenêtre, puis son père, puis son bol.
« Bois ton lait »
L’enfant regarde son bol, puis la fenêtre, puis son bol. Puis la fenêtre, puis son père. Puis son bol. Puis les miettes de biscottes. Puis la fenêtre., puis son père, puis son bol.
« Pour la dernière fois, bois ton lait ».
L’enfant regarde son bol, puis la fenêtre, puis son bol. Puis la fenêtre, puis son père. Puis son bol. Puis les miettes de biscottes. Puis la fenêtre., puis son père, puis son bol.
« Pour la dernière fois, bois ton lait ».
Dehors il fait froid. C’est gris, c’est novembre. Tout-à-l’heure, il ira coller son front contre la vitre. Au loin les champs plats labourés qui se perdent à l’infini dans la brume. Tout-à-l’heure il s’ennuiera à hurler, mais pour l’instant il ne peut pas aller coller son front contre la vitre. Et faire deux trainées de buée sur le carreau. Sa respiration.
« Bois ton lait, je vais m’énerver ».
L’enfant regarde son bol, puis la fenêtre, puis son bol. Puis la fenêtre, puis son père. Puis son bol. Puis les miettes de biscottes. Puis la fenêtre, puis son père, puis son bol.
« Il y a une peau …
— C’est de la merde, ce qu’on te donne à manger ? Bois ton lait.
— Il y a une peau, ça me donne envie de vomir.
— Tu sais ce que je fais pour que tu boives ce lait ? Je me lève tous les matins. Je vais à l’usine. Je travaille dur, dans la chaleur et la poussière. C’est pour que tu puisses boire du lait. Il y en a plein qui aimeraient boire ton lait. Des enfants avec du ventre gros comme ça. Alors tu vas me faire le plaisir de boire ton lait ».
L’enfant regarde son bol, puis la fenêtre, puis son bol. Puis la fenêtre, puis son père. Puis son bol. Puis les miettes de biscottes. Puis la fenêtre, puis son père, puis son bol.
Le père pose ses mains à la ceinture. Comme un cow-boy. La ceinture de cuir. La ceinture qui fait si mal. Un jour, il l’a envoyé en short à l’école, en plein hiver, pour qu’on voit l’ombre de sa main, bleue, sur la cuisse de l’enfant. Pour qu’on voit qu’il a été puni. La maîtresse n’a rien dit. La directrice n’a rien dit. Il a eu froid. Il a eu honte.
« Bois ton lait ».
La pendule fait un bruit assourdissant dans la cuisine. Le cercle de néon rend tout le monde hideux. Enfin ; tout le monde, c’est le père. Le père semble avoir une tête énorme. Une tête monstrueuse. On dirait un extraterrestre. Il fait peur. Sa tête est comme une bulle qui va éclater. L’enfant ressent un vertige étrange.
« Bois ton lait. La peau, c’est de la crème : bois ton lait. »
Il l’impression que sa poitrine va exploser. Quelque chose est en train de l’écraser. Les miettes de biscottes semblent bouger, comme des petits insectes méchants sur la nappe en toile cirée coupée par endroit, avec des taches de confiture par endroit, avec les dessins effacés par endroit. Sur le bol, il y a comme deux oreilles bleues de chaque côté, dont une qui est ébréchée. C’est un bol breton que lui a rapporté son grand-père. Il y a son prénom en lettres bizarres. Dans le bol il y a du lait. Sous le lait il y a deux paysans bretons, mais pour les voir, faut boire le lait. Mais sur le lait, il y a une peau.
« Si dans une minute tu n’as pas bu ton lait, ça va mal se passer ».
L’enfant prend le bol par ses deux oreilles, puis porte ses lèvres dans le lait. Il ferme les yeux. Il pense à tout-à-l’heure, lorsque ce sera fini, lorsqu’il pourra enfin aller s’ennuyer contre la vitre embuée. Il retient sa respiration, puis avale une gorgée. Il sent sur sa lèvre supérieure la peau du lait. Il a un haut le cœur.
Il repose le bol en observant le père.
La gifle lui fait aller la tête en arrière. Il porte sa main à sa joue. Il ressent comme une brûlure.
« Une fois »
Le père est maintenant assis devant lui.
« Bois ton lait ».
L’enfant porte le bol à ses lèvres. Il pleure silencieusement. Les larmes lui coulent sur la joue blessée. Le sel des larmes se mêle au lait. Il a un haut-le-cœur. La gifle tape maladroitement, mais violemment sur l’autre joue. Le bol se renverse.
Il y a du lait partout. Une flaque de lait se regroupe sur la toile cirée. Il y a la peau du lait, grumeleuse, recroquevillée sur la flaque.
La troisième gifle frappe la joue rouge. Ça fait très mal. Cette fois l’enfant ne peut retenir ses sanglots.
« T’as vu ce que t’as fait ? Non mais t’as vu ? Tout ça c’est à cause de toi. File dans ta chambre. Je ne veux pas te revoir. Tu es privé de repas. À midi tu ne mangeras pas. Je n’en peux plus de toi ».
L’enfant est dans sa chambre. Il se mouche. Les sanglots lui font mal dans tout le corps. La fenêtre donne sur le jardin. Le cerisier au beau milieu du potager est sombre et décharné. Il semble suinter le brouillard.
La journée va être longue.
Il fouille dans son coffre à jouet. Il y a une girafe sur un socle. Si on appuie sous le bouton sous le socle, la girafe, affaissée, se relève. Lentement, méticuleusement, l’enfant tord les articulations de la girafe, de façon à briser les fils. Les morceaux de la girafe tombent au sol.
Quant à son père, un jour, il le tuera.