
[Métiers inconnus] Tueur d’ânes à coup de bonnet (Vendée)
[Chronique parue dans le défunt (et regretté) web magazine Terri(s)toires le 27 décembre 2013. Pour obtenir le recueil imprimé autoédité (14 métiers inconnus), écrivez-moi, il m’en reste une vingtaine (gratuit et dédicacé contre 5 € de frais d’envoi).]
Tueur d’ânes à coup de bonnet (Vendée)
La carrière avortée de « tueur d’ânes à coups de bonnet » de Jean Martineau, ex-employé d’équarrissage voulant devenir artiste de foire, n’aurait été due qu’à une confusion entre une expression du sud de la France et une autre vendéenne.
On ne rappelle jamais que le baby boom humain lié à la fin de la Seconde Guerre mondiale s’est accompagné en région Poitou (Deux Sèvres, Vendée, Vienne, une partie de la Charente et de la Haute Vienne) d’un mullet boom, soit une explosion démographique de la population d’ânes et de mulets utilisés dans l’agriculture et le bâtiment lors de la reconstruction du pays. C’est d’ailleurs la dernière époque lors de laquelle le baudet du Poitou, reproducteur des races mulassières qui fit la fortune au XIXe siècle de bien des éleveurs, est exploité dans sa région d’origine — avant de faillir disparaître et d’être sauvé in extremis dans les années 80.
Conséquemment, dans les années soixante, alors que la France s’est relevée du conflit et que la mécanisation de l’agriculture et des tâches de construction et de transport de matériaux sont enfin efficientes, le surcroît de population des bêtes commence à poser problème : elles sont devenues inutiles, et sont par ailleurs prématurément usées. Alors qu’une mule ou un mulet peut vivre jusqu’à 25 ans, on estime en 1959 à plus de 125 000 le nombre de bêtes âgées de 15 ans déjà trop fatiguées pour être utilisables.
Un plan national de collecte et d’abattage des animaux est voté début 1960. Un marché public d’équarrissage est lancé, alors remporté par l’entreprise Michel Chauvet équarrissage sise à 3 kilomètres au sud de Mouilleron-le-Captif. Des théories de camions y apportent peu après quotidiennement des dizaines de mulets cacochymes qui sont euthanasiés, en compagnie parfois de baudets du Poitou reproducteurs lessivés par les cadences infernales, et sont ensemble retraités en farines animales (dont certaines, d’ailleurs, sont ajoutées au ciment). Or c’est dans cette entreprise que travaille le fameux Mouilleronnais Jean Martineau.
La mule du pape
De Jean Martineau, son instituteur disait que, tout petit, « lorsque vous dialoguiez avec lui, c’était un peu comme si vous essayiez de courir avec de l’eau jusqu’en haut des cuisses. Vous poussiez, mais ça n’avançait pas comme vous vouliez. Je l’appelais « la litote », car on ne pouvait jamais parler de lui en affirmant directement les faits. Par exemple, au lieu de « il a compris », on avait tous le réflexe de dire poliment « il n’est pas encore au maximum de la compréhension ». Et fallait voir : têtu comme la mule du pape ! Comme on dit ici : le parlait ni do tchu ni d’ la taîte avec sa goule d’empeigne. »
Élevé par sa mère, veuve de guerre qui décède quelques années après la Libération, pupille de la Nation, le petit Jean Martineau est élevé dans une famille d’accueil. Plus tard, l’individu est connu de tous dans Mouilleron, même si la ville connaît dans les années soixante le début d’un triplement de sa population. Sorte de curiosité locale qui « crotte menu » (vit de peu), toujours à traîner dans les rues « rond comme un pinon », vivant d’allocations et de petits boulots occasionnels ou « cherchant son pain » (mendiant), il fait partie du paysage. « L’aurait perdu bé ses orailles si a l’étaient pas attachées ! Emprunté comme in poule qui trouve un coutai, l’avait les coutes en long, était tot crassou, et vilain comme sept tchus… », estimait le maire, à l’époque.
Une vocation subite
Jean Martineau est en effet un individu particulier : d’une intelligence qui ne semble pas donner tout son potentiel, d’une stature impressionnante de colosse, avec une petite tête, les yeux minces et très écartés, il a l’aspect d’un guerrier asiatique. À Mouilleron-le-Captif, on le surnommait d’ailleurs « Gengis…, mais on saura jamais Khan ».
Las qu’un de ses jeunes administrés soit la risée du village, et qu’il envoie quoique « souc comme la bourrique do diabe» en arrêt maladie les meilleurs ouvriers l’ayant défié au bras de fer au Café des Sports, le maire lui trouve du travail dans l’entreprise d’équarrissage qui embauche à l’occasion du plan d’abattage des mules : « Tout gosse il jouait à Davy Crockett avec des rats morts (*) ; je me suis donc dit que cela lui plairait. Et je crois qu’il s’amusait bien à achever des bêtes d’un seul coup de poing, puisqu’il était fort comme une charrette. Hé bé, gagné : il a arrêté de bailler au four, s’est remué le tchu, et s’est mis à travailler. Pas trop quand même, mais un peu… »
En juillet 1960, le célèbre cirque néerlandais Toni Boltini, en tournée en France, plante son immense chapiteau de 7 000 places à La Roche-sur-Yon. Jean Martineau s’y rend plusieurs fois, fasciné par les numéros d’athlètes en roulottes disposées devant le cirque. Il parvient à s’entretenir avec Battistu Ghjilormina, un athlète corse qui tord des rails de chemin de fer en souriant, et lui demande s’il ne pourrait pas se faire embaucher afin, lui aussi, de créer un numéro. Le Corse, en apprenant, après plusieurs minutes d’attente de la réponse, que Martineau travaille chez un équarrisseur d’ânes, lui aurait dit, incompréhensif : « Oh, toi… Tu m’as l’air d’être un sacré numéro ; du genre en effet à tuer les ânes à coups de figues molles ».
L’expression du sud va marquer à jamais Martineau qui n’a pas tout compris, d’autant que les Mouilleronnais lui serinaient depuis toujours l’expression vendéenne « Qu’est-ce tu bouines ? Tu tues le temps à coups de bonnet ? ». Trop d’informations se bousculent dans la tête de Martineau, que d’aucuns jugeaient d’ailleurs trop serrée par le bonnet, et il se persuade que « tuer les ânes à coups de bonnet » est sa destinée. Il décide de créer une attraction, envisageant de se faire embaucher par la suite par des forains.
Recherche de technicité
Michel Chauvet, son patron, voit alors avec surprise son jeune employé rester le soir « pour s’avancer dans le travail » : « Ça m’a coupé le suble, mais je me suis dit que ça durerait pas autant que les foires de Montaigu. » En fait, Martineau sélectionne un baudet du Poitou parmi les plus fragiles et tente de l’assommer à coups de bonnet. Les premiers essais s’avèrent décevants. D’abord le baudet réagit peu, sinon pas du tout, et le bonnet bouloche en un premier temps, puis se détricote au contact du crin entre les oreilles. Au bout de quelques heures, l’âne finit même par s’endormir. Martineau le finit en glissant son poing dans le bonnet et en lui administrant classiquement un bon coup sur le crâne. Quoique parvenu à ses fins, il sent bien que sa technique n’est pas aboutie et qu’en cas de spectacle, le public toujours très exigeant pourrait trouver à y redire. Le lendemain, il essaie une nouvelle fois avec une très vieille mule, mais en vain encore.
« On l’a alors vu tourner en rond, blanc comme sa chemise. On sentait bien qu’il réfléchissait, car il avait les traits tirés comme une poule qu’a mal au tchu quand l’oeuf passe pas. Au bar, il restait dans son coin, gribouillait des dessins sur des papiers », témoigne le maire. « S’il se remettait à parler, c’était pour affirmer, comme si « l’avait pas do vent rin que dans le derrière », qu’il partirait aux Amériques pour faire le phénomène chez Barnum, et qu’il reviendrait un jour tout riche pour nous fermer le bec. Et puis il s’est mis à porter un bonnet en cotte de mailles d’un tel poids qu’il marchait penché. »
Une carrière avortée
La première représentation a lieu le 7 avril 1961 place Napoléon, à La Roche-sur-Yon, au pied de la statue. Avec l’aide d’un forain présentateur d’une femme à barbe et producteur d’un spectacle de lancers de nains, il dispose d’une palissade pour accueillir le public payant 1 franc l’entrée. Des affiches placardées en ville ont vanté la venue de cette « attraction unique au monde que les Américains nous envient ». Une dizaine de curieux seulement assiste au premier abattage. Celui-ci a beau se dérouler sans incident — la mule est assommée d’un seul coup de bonnet de fer — les spectateurs manifestent leur déception : c’est trop bref, et il n’y a guère de suspens, ni même de sang. Les deux représentations suivantes sont annulées par manque de spectateurs. Martineau en est déconfit, et pis, se prend le même jour une plainte de la Société protectrice des animaux qui recueille les deux bêtes survivantes. Un arrêté municipal est pris, interdisant à Martineau de se produire sur le territoire de la commune. Il renonce, écœuré.
Son patron, Michel Chauvet, ne le verra pas le lendemain à son poste : « On n’a jamais su ce qu’il est devenu », témoigne-t-il une dizaine d’années plus tard pour la rédaction d’un ouvrage traitant de l’histoire insolite de l’Ouest. « L’a pris la mouche… J’ai entendu parler les années suivantes d’un type qui gagnait sa vie en arrêtant les tracteurs d’un coup de tête sur le capot. Peut-être a-t-il su s’adapter à l’évolution des techniques. P’t’êt qu’il n’avait pas autant qu’on le pensait la tête près du bonnet ».
(*) Expression reprise bien plus tard par Coluche qui l’a entendue lors d’une tournée à Mouilleron-le-Captif.
Illustration : Désiré, célèbre baudet du Poitou : En 1906, Désiré, baudet du Poitou originaire de Vendée, fut vendu au cirque Barnum pour 10 000 francs. Il mourut sur le bateau qu’il l’emmenait aux Etats-Unis. Nous le voyons sur cette photo avec son propriétaire.