
[Reco textes] Copie de « Gaza : le virage de l’enfant affamé », par Selim Nassib (Tribune parue dans Libération du 29/07/05)
[> Pour savoir pourquoi je m’autorise en toute illégalité à reproduire ici certains textes « réservés aux abonnés » parus dans la presse, lire mon propos sous cette tribune.]
« Gaza : le virage de l’enfant affamé », par Selim Nassib (écrivain)
L’image de l’enfant gazaoui mangé par la faim jette une lumière crue sur le processus de nettoyage ethnique mené par le gouvernement Nétanyahou. Elle a provoqué une prise de conscience mondiale. Un premier pas vers la fin de l’impunité d’Israël ?
Un nouvel acteur est apparu sur la scène de Gaza : l’enfant mort-vivant. Squelettique, ventre gonflé, yeux exorbités qui vous fixent pour l’éternité, son corps est éminemment politique. C’est lui qui a déclenché la reconnaissance trop longtemps retardée de l’État de Palestine par le président Macron, lui qui a dicté le communiqué commun de Londres, Paris et Berlin adressé à Israël − «La catastrophe humanitaire doit cesser immédiatement» −, lui qui a contraint les autorités israéliennes à allumer en catastrophe un contre-feu «humanitaire».
Après avoir résisté pendant des mois à toutes les injonctions verbales du monde, le gouvernement Nétanyahou a autorisé en moins de vingt-quatre heures le largage par voie aérienne de colis alimentaires. Ses avions militaires ont même participé pour la première fois à l’opération, l’important pour lui étant de fournir sans délai aux télés du monde des images de parachutes tombant du ciel pour porter secours à l’enfant dont le cou n’a même plus la force de soutenir la tête.
L’urgence l’a même poussé à laisser entrer des camions de vivres et en permettre la distribution par les organisations internationales – ce qu’il refusait obstinément depuis des mois. Il va sans dire qu’il ne s’agit nullement d’un changement de politique, mais d’une entreprise de communication qui durera jusqu’à ce que les choses, espère-t-il, se tassent.
Mais se tasseront-elles ? L’image de l’enfant émacié qui regarde dans le vide n’est pas près de s’effacer de sitôt. Elle risque même d’être multipliée par cent, par mille – car la menace de famine a atteint un tel niveau qu’il est devenu difficile de l’enrayer à court terme, même si une aide alimentaire massive et continue était immédiatement apportée – ce qui n’est pas vraiment au programme.
Comme il s’est fait aux images de destructions de villes entières et à l’alignement insensé de corps emmaillotés de blanc, le monde s’habituera-t-il à celle de l’enfant décharné mangé par la faim ? Le peuple israélien pourra-t-il continuer de détourner les yeux de l’horreur que ses chaînes de télé se gardent de lui montrer ? Les régimes arabes de faire eux aussi semblant de ne rien voir ? Les Etats-Unis et l’Allemagne de poursuivre sans complexe les livraisons d’armes nécessaires à la poursuite du massacre ? Le reste du monde à contempler indéfiniment son impuissance ? Peut-être, après tout.
Pour l’instant, l’enfant a déclenché une émotion et une vague de manifestations inédites à travers la planète. Plusieurs centaines d’Israéliens ont défilé à Tel-Aviv en brandissant son portrait et ceux de ses frères en martyre. Quelque dix mille Palestiniens d’Israël ont même surmonté leur peur et les accusations de trahison qui planent sur leurs têtes pour manifester à Sakhnin, dans le nord du pays, en criant leur solidarité avec les Gazaouis et l’enfant mort-vivant.
La famine est un maillon essentiel de la politique israélienne
Si l’image de ce gamin provoque de tel retournement, c’est qu’elle évoque irrésistiblement, bien qu’on n’ose trop le dire, celles des rescapés des camps de concentration. Son surgissement jette une lumière crue sur le processus de nettoyage ethnique en cours. Car il s’agit bien de cela. Les dirigeants israéliens n’affament sans doute pas deux millions de personnes par cruauté ou par plaisir – mais parce que l’organisation de la famine est un maillon essentiel de leur politique.
Les justifications qu’ils avancent ne convainquent plus grand-monde – mais ce n’est pas grave pour eux. Tant qu’ils bénéficient du soutien sans faille de Donald Trump, ils se sentaient jusqu’à hier assez forts pour ne plus cacher leurs intentions.
Après avoir détruit Gaza, bombardé et déplacé ses habitants, ravagé son système de santé et coupé ses approvisionnements, ils pensaient pouvoir passer en confiance à l’étape suivante. Mais comment «convaincre» une population entière d’abandonner ses lieux d’existence, même détruits, pour venir s’entasser dans une prison à ciel ouvert entourée de barbelés d’où elle ne pourra sortir que pour quitter le territoire ? Par la faim.
Il a fallu interdire l’action de l’office des Nations unies (Unrwa) chargée depuis des décennies de nourrir et d’éduquer les réfugiés et d’empêcher les organisations internationales de distribuer l’aide venant de l’extérieur afin de mettre tout l’approvisionnement entre les mains exclusives de l’organisation israélo-américaine créée pour l’occasion, Gaza Humanitarian Foundation.
Tous situés dans le sud de l’enclave, les quatre centres de distributions ouverts par celle-ci sont censés remplacer les quelque quatre cents précédemment gérés par l’ONU et les ONG et répartis sur tout le territoire. Les «bénéficiaires» de cette aide nouvelle sont contraints, alors qu’ils sont épuisés par la famine et la soif, de faire des kilomètres à pied pour espérer nourrir leurs familles – les jours de chance – à condition d’échapper au feu de l’armée israélienne qui, aux abords des centres, provoque tous les jours d’incompréhensibles carnages (plus de mille morts à ce jour). On pense aux miettes de pain égrenées le long d’un parcours pour attirer des animaux vers une cage qui se refermera sur eux.
La cage en question, la désormais fameuse «ville humanitaire», a été conçue pour être le seul endroit où les Palestiniens devront se rendre s’ils veulent manger – en attendant que l’on trouve un endroit où les expédier. L’idée générale est de leur faire vivre un enfer tel qu’ils finiront par craquer et demander d’eux-mêmes, «volontairement», leur propre déportation.
Un vaste projet conçu, budgétisé et finalement concrétisé
Si l’on est sérieux, et Israël l’est assurément, il est impossible d’improviser un projet d’une telle ampleur du jour au lendemain. Le quotidien israélien Haaretz rapporte qu’il a fallu réunir des concepteurs, des politiciens, des militaires, des architectes, des démographes, des financiers, des responsables techniques, etc. pour mettre sur pied, développer, budgéter la vaste entreprise – en pesant le pour et le contre des différents choix possibles.
Le quotidien britannique Financial Times a de son côté révélé qu’un grand cabinet de conseil américain, le Boston Consulting Group (BCG) aurait été mandaté début juillet pour mener une mission sur la «reconstruction de Gaza». Il s’agissait selon le groupe «de deux associés dissidents qui avait initié ce travail alors même qu’ils avaient reçu une consigne explicite de ne pas le faire et en dehors de tout cadre et d’approbation de BCG», a précisé Christoph Schweizer, le PDG de BCG, dans une lettre au FT.
L’étude, qui envisageait pour commencer le «déplacement» de 500 000 Gazaouis, se demande s’il vaut mieux payer à chacun d’eux 9 000 dollars cash (7 600 euros) pour qu’ils déguerpissent sans faire d’histoires ou bien 5 000 dollars (4 200 euros) tout de suite et quatre ans de loyer dans le pays d’accueil.
Le BCG a présenté ses excuses, licencié les «coupables» de l’étude et n’a perçu aucune rémunération.
La chaîne de télé israélienne Channel 12 a rapporté, elle, que le chef des services de renseignement israéliens (le Mossad), David Barnea, s’est rendu à la mi-juillet à Washington pour y discuter de «l’évacuation» des Palestiniens de Gaza. Haaretz révèle que le grand-père de cet homme a lui-même été victime d’un nettoyage ethnique dans l’Allemagne nazie – mais que sa mission aux Etats-Unis ne semble lui poser aucun problème moral : après tout, il ne fait «que obéir aux ordres», comme d’ailleurs tous ceux qui s’occupent du «problème».
L’Egypte et la Jordanie ayant refusé tout net d’accueillir ces réfugiés un peu particuliers, Barnea a déclaré que trois autres pays étaient pressentis, la Libye, l’Ethiopie et l’Indonésie. D’après la chaîne de télé américaine NBC, c’est l’administration Trump qui se charge des négociations – non encore abouties – avec la Libye, offrant à ce pays gravement divisé par la guerre civile quelques milliards de dollars pour ses services ainsi que des incitations, logements gratuits et allocations, pour les «immigrants».
En se basant sur des images satellites, la BBC a de son côté découvert que des villages gazaouis étaient systématiquement aplatis dans la vaste zone où ladite ville humanitaire, ghetto géant composé d’un alignement de tentes à perte de vue, est censée être édifiée. La chaîne britannique a mis la main sur une offre d’embauche pour des opérateurs de bulldozers de 40 tonnes, les seuls capables d’abattre des immeubles. Le travail est payé 1 200 shekels (300 euros) par jour, nourriture et logement compris – horaires : de 7 heures à 16 h 45, du dimanche au jeudi.
D’après une autre information publiée par Haaretz et reprise par le quotidien britannique The Guardian, Israël a par ailleurs embauché, par le biais d’annonces sur Meta, des entrepreneurs privés et des sous-traitants civils rétribués à la pièce, en fin de journée, après avoir rendu compte du nombre d’immeubles qu’ils ont détruits. Les tarifs seraient d’environ 2 500 shekels (643 euros) pour un petit immeuble et de 5000 (1 287 euros) pour un plus grand.
On le voit, le projet de nettoyage ethnique n’est plus tout à fait une chimère. Des milliers de gens très compétents travaillent d’arrache-pied jour et nuit à le concrétiser.
L’annexion pure et simple de la Cisjordanie
L’autre territoire palestinien occupé, la Cisjordanie, n’est pas oublié pour autant. Le Parlement israélien, la Knesset, a en effet voté le 24 juillet une motion appelant à l’annexion pure et simple de ce territoire, affirmant que la souveraineté d’Israël sur la Judée-Samarie (le nom biblique de la Cisjordanie) «fait partie intégrante de la réalisation du sionisme».
En d’autres termes : après l’expulsion massive des Palestiniens en 1948, le moment est venu de finir le travail. Cette résolution non contraignante a recueilli 71 voix pour, et 13 contre – une majorité écrasante comprenant nombre de voix de l’opposition. Son but proclamé, le refus de tout projet d’Etat palestinien, épouse apparemment l’opinion majoritaire de la société israélienne juive, par ailleurs favorable à 82 % à l’expulsion des Palestiniens de Gaza.
On le voit, ce ne sont pas les Nétanyahou et ses ministres d’extrême droite qui sont seuls en cause. Le gouvernement a réussi à convaincre une population toujours traumatisée par le drame du 7 Octobre que la politique de guerre et de déportation était la seule possible pour écarter la «menace existentielle» pesant sur elle.
Au même moment, les colons de Cisjordanie, le plus souvent protégés par l’armée qui leur prête parfois main-forte, ne se gênent plus pour attaquer des villages palestiniens, tuant, brûlant, chassant des familles, confisquant des terres et créant à tour de bras de nouvelles colonies. Et dire que les Juifs qui débarquaient en Palestine il y a plus d’un siècle fuyaient les pogroms et les ghettos…
Le jour même de l’adoption par la Knesset de la motion préconisant l’annexion de la Cisjordanie, le président Macron faisait publiquement part de son intention de reconnaître l’Etat de Palestine. Beaucoup ont critiqué son geste, disant qu’il était inefficace, voire contre-productif, qu’il intervenait trop tard ou qu’il n’avait qu’une importance symbolique.
Peut-être. Mais ce premier pas, susceptible d’en appeler d’autres, dit enfin que l’impunité quasi totale dont jouit Israël a des limites et que, même si elle est largement compromise, la solution dite à deux Etats est la seule alternative au nettoyage ethnique.
Dans cette contre-offensive encore balbutiante, le réel est un allié de poids. Pour dire ce qui est : la déportation de plus de deux millions d’êtres humains est un fantasme mégalomaniaque et criminel totalement irréalisable. Si l’on veut poursuivre dans cette voie, il faudra entre autres qu’Israël et le monde supportent jour après jours le spectacle d’une famine volontairement provoquée – et soutiennent le regard d’un enfant exsangue dont la vie ne tient plus qu’à un fil.
A dire vrai, Nétanyahou est capable de tout – et sa politique ne changera sans doute pas avant que des sanctions internationales particulièrement sévères ne l’y contraignent. Mais, en réalité, rien n’aboutira vraiment sans que la société israélienne elle-même ne sorte de l’état d’hypnose et de déni dans lequel elle se trouve, sans qu’elle n’ouvre les yeux sur les malheurs insensés qu’elle provoque autour d’elle – sans, enfin, qu’elle ne renoue avec ce sens moral enraciné dans le meilleur de la pensée juive avec lequel, à d’importantes exceptions près, elle semble aujourd’hui avoir rompu.
Mise à jour le 30 juillet à 11h50 avec les précisions du BCG.
Vous souhaitez publier une tribune dans Libération ? Pour connaître nos conseils et la marche à suivre, ainsi que l’adresse à laquelle nous envoyer vos propositions, rendez-vous dans la section «Proposer une tribune» en bas de cette page puis écrivez à idees@liberation.fr.
Pourquoi publier ce texte « réservé aux abonnés » ici ?
Jadis, à ses débuts la presse, alors florissante, placardait certaines de ses pages dans la rue, tant pour en faire la publicité que pour permettre à toutes et tous qui ne pouvaient s’abonner ou payer, de prendre connaissances des articles, débats, etc.
Je suis, depuis l’instauration des paywalls, choqué que certains textes importants (écrits en général gratuitement, motivés par l’actualité, l’urgence, le rétablissement de vérité, l’indignation, leur capacité à apporter des éléments de réflexion cruciaux) ne soient accessibles qu’aux abonnés. Certes, le journal vérifie, valide, édite, publie et apporte sa caution au texte — c’est sa réelle et indéniable plus-value — mais je ne vois pas en quoi il ne pourrait pas aller plus loin. C’est-à-dire plus largement contribuer au débat d’idées — un des rôles de la presse — sans qu’une de ses pages rendue publique ne lui nuise financièrement.
Je suis choqué que de tels textes qui me paraissent forts et importants, tels que celui-ci, ne soient lisibles dans le papier qu’une seule fois (alors que par ailleurs les tirages papier sont toujours plus faibles), et inaccessibles, perdus dans les tréfonds du Net et des archives, dès le lendemain — au même titre que le prix des cartables à la rentrée ou le dernier gossip people.
Compte tenu, en outre, de la fréquentation vraiment toute relative de mon propre site, je ne pense pas atteindre gravement aux intérêts tant des auteurs de tribune que des journaux, voire cela ne peut que leur attirer (modestement, toujours) de l’intérêt. J’assume cet acte illégal.
Car si ça peut exceptionnellement toucher ne serait-ce que quelques personnes de plus compte tenu de l’importance des propos, pourquoi se le refuser ?