
Chronique humoristique parue dans « Shangaï Express » n°1 (janvier 2006) : « Trouver une histoire »
Shangaï Express était en 2006 une revue mensuelle (qui ne vécut que 5 numéros) sur le polar animée par l’écrivain Laurent Martin et Stéfanie Delestré (devenue depuis directrice de la Série Noire, chez Gallimard) qui obtint à l’époque le prix de la critique 2006 (Trophée Maurice Renault de l’Association 813). Ce magazine au contenu alimenté gratuitement par des écrivains me demandait d’écrire une chronique humoristique que j’avais intitulée « Bouge pas, j’t’explique ». Voici celle du numéro 1, que je viens de retrouver dans le fouillis de mes ordinateurs. Je vais essayer de retrouver les autres. À suivre.
> On pourra lire l’intégralité de ces chroniques en rubrique « Vieilleries »
Chronique parue dans Shangaï Express n°1
trouver une histoire
« Vous voulez des histoires ? Lisez les journaux ! »
Céline
Et si nous « passions à table » ? Contrairement à ce que racontent les auteurs qui se pâment la tête entre les mains pour se donner des airs d’intéressants, ce n’est pas très difficile d’écrire un roman noir. Tous des imposteurs (sauf moâ). Il suffit d’ouvrir les journaux aux faits divers, aux insolites et aux bizarres : en général on trouve rapidement la fin ou le début d’un bouquin, voire les deux. C’est ensuite que cela devient fastidieux : il faut se mettre à l’écrire, même mal — et malgré les progrès technologiques, personne n’est encore parvenu à éliminer la rédaction, cette étape dévoratrice de temps et franchement moins tonifiante qu’une bonne séance d’abdos-fessiers.
Il y a quelques années, Libération narrait qu’on avait trouvé le cadavre d’un vieux célibataire, une balle de revolver en tête, allongé à côté de celui de sa mère encore moins tonique puisque résolue à se liquéfier sur les draps de lin brodés, gâchant le trousseau du fiston à chaque fois qu’une bulle de gaz pestilentiel pschittait (pardon, j’oubliais nous venons de passer à table). La police avait reconstitué l’affaire : le type avait tué sa mère puis tenté de se suicider. Mais voilà : le revolver s’était enrayé (« Et m… Ca n’arrive que dans ces moments là !»). Aussi était-il allé le porter en réparation à l’armurerie du coin («Vous pouvez me faire ça pour quand ? Frisquet ce matin, hein ?»), avait attendu huit jours (« Voilà, c’était un os de poulet coincé dans le servo-moteur. Avez-vous sinon une carte de fidélité ? »), et était revenu finir le job comme prévu avec môman.
Ce qu’il s’est passé dans l’appartement entre le premier et le huitième jour est l’espace d’un roman dans lequel on pourrait tout écrire, exprimer, signifier sur le bruit et la fureur du monde, la condition humaine et la nécessité de sauver les baleines, puis finir repus et satisfait, assis parmi des cachocymes pédants, affublé d’un tricorne et déguisé en pingouin vert armé d’une épée ridicule, vu son prix.
L’espace entre A et B, soit les lieux ou dates, c’est ça le polar (Notez, car c’est la théorie définitive du mois).
Autre exemple :
« Jeudi 22 décembre 2005 (Reuters – 08:26)
CANBERRA – Une médaille de guerre britannique précieuse La « George Cross », d’une valeur d’environ 35700 $) a été retrouvée sur une plage de l’Etat du Queensland en Australie près de 20 ans après avoir été dérobée à Londres. Après une longue enquête, la police australienne (qui devait probablement être sur les dents) a retrouvé la trace des propriétaires, une famille londonienne, des héritiers d’Anthony Tollemache, un officier de la RAF qui en avait été décoré [malgré son nom ridicule ?] en 1940. »
L’espace encore… Une formule, pour simplifier :
[A(Londres)->B(Plage australienne)] D (retrouvée, 2006)].
Chez Proust, on l’aurait mise dans un tiroir sous de vieux mouchoirs à la lavande ou retrouvée vingt ans plus tard en ramassant une sucrette roulée sous la commode. La médaille, enmoutonnée, reflèterait la fuite du temps et la vanité des choses. Chez Houellebecq, où on se prend des vestes et pas toujours les bonnes, « la pétasse » du vestiaire d’un club échangiste l’aurait donnée par erreur à un australien jogger priapique au lieu de la restituer à son propriétaire, un cambrioleur informaticien dépressif et fétichiste. Et ces vingt ans d’espace, nous paraîtraient à la lecture bien vains et salissants. Mais chez Manchette, la médaille aurait été volée par un groupuscule de la Libération Révolutionnaire Démocratique et Populaire Anticapitaliste pour financer l’achat d’armes russes finalement larguées au large de l’Australie après un règlement de comptes entre un promoteur blanchi et un juge marron (qui tombe à l’eau et coule, la médaille en poche). Chez Carl Hiaassen, c’est un dauphin échappé du Marineland du grand dôme de Londres dans un camion de laitier (trop long à expliquer) qui l’aurait recrachée sur la plage antipodique vingt après l’avoir avalée suite à une glissage malencontreuse du receleur qui avait rendez-vous au bord du bassin. Chez Pouy, le voleur devenu globe trotter cyclotouriste (un vieux rêve permettant de tutoyer l’absolu) qui s’en servait comme catadioptre la perdrait deux décennies plus tard, parvenu au terme de son voyage ontologique en crevant sur un oursin fourbe et cauteleux symbolisant la notion d’entropie sociale.
Pas à dire, dans l’espace entre deux, le polar, ça le fait. Le chef de la police du Queensland aurait déclaré, selon Reuters : « J’ai essayé de trouver la personne responsable du délit, mais, au final, je suis heureux d’avoir retrouvé l’héritier ». Tssss. Feignasse ! Je ne peux pas croire que quelqu’un en string sur une plage avec la George Cross devant qui pendouille, ça puisse passer inaperçu. Du roman, ça encore.