[Métiers inconnus] Éradiqueur de mouettes

[Chronique parue dans le défunt (et regretté) web magazine Terri(s)toires le 17 octobre 2013. Pour obtenir le recueil imprimé autoédité (14 métiers inconnus), écrivez-moi, il m’en reste une vingtaine (gratuit et dédicacé contre 5 € de frais d’envoi).]


Éradiqueur de mouettes (Penmarc’h, Finistère)

Les espèces animales invasives ne sont pas nouvelles dans l’Ouest. La terrible invasion de mouettes américaines à Penmarc’h (Finistère) dans les années 1895 – 1900 contraignit les autorités à temporairement créer un corps de métier inattendu, qui chahuta la quiétude sociale et politique de la région : celui « d’éradiqueur de mouettes ».
L’Amérique du nord se souvient du nom d’Eugène Shieffelin, président d’une société new yorkaise d’acclimatation, pour avoir commis une des plus grosses bêtises de son histoire. C’est lui qui introduisit en effet l’étourneau sansonnet à New York en en relâchant par deux fois dans Central Park (60 en 1890, et 40 en 1891), créant, sans se douter, ce qui est devenu un des pires fléaux naturels des États-Unis et du Canada. L’espèce s’est en effet reproduite sans frein, jusqu’à atteindre de nos jours une population estimée à 200 millions d’individus qui ravage les récoltes, assourdit les passants, macule statues, immeubles et monuments, et abîme la peinture métallisée de milliers d’automobiles…

L’histoire bretonne a, quant à elle, oublié l’autre bêtise simultanée de Shieffelin : l’introduction calamiteuse d’une espèce de mouettes américaines, l’échandon, qui se révéla là aussi en peu d’années devenir une catastrophe naturelle. La famille de Shieffelin étant originaire de Kerity, c’est en rendant visite à une vieille tante qu’il eut l’idée de prélever en 1890 ses premiers étourneaux dans l’arrière-pays. Passionné par les préceptes d’écologie mohawk que lui avait dispensés Red Balls, un vieux chef indien devenu barman alcoolique sur la 18e avenue, Sheffield revint en 1891 prélever de nouveaux spécimens, mais en apportant cette fois « en échange à la nature et par souci d’équité, comme me l’a conseillé un vieux sage indien », une centaine de mouettes américaines qu’il relâcha dans le port de Penmarc’h.

Lorsque, on le verra, les conséquences de cet acte se firent sentir, on voua de ce côté de l’Atlantique Shieffield aux gémonies. La moindre des choses, estima-t-on, aurait été qu’il fusse au courant des écrits du fameux ornithologue américain John James Audubon qui avait noté dans son célèbre Birds of America : « il n’y a pas plus fourbe et cauteleuse que la mouette échandon. Agressive, susceptible, moqueuse, sinon hâbleuse, elle conquiert tout nouveau territoire avec des méthodes que la Nature, si elle possédait les morales et vertus humaines, réprouverait. » Il était hélas trop tard. Shieffield se défendit plus tard maladroitement, en invoquant la difficulté qu’il avait eue à comprendre ce que marmonnait Red Balls en fin de soirée : « J’ai entendu qu’il fallait que je procède à un échange standard, mais peut-être parlait-il des travaux sur mon automobile. Je ne me souviens plus très bien… »

La mouette échandon est de la taille de la mouette du genre Larus ; celle que nous nommons goéland (les petites étant du sous genre Larini). Son plumage est d’un blanc classique, mais l’adulte sur le tard affiche une collerette d’un vert bouteille sur le cou, à la base de la tête. Certains individus, les plus brutaux, portent en sus une sorte de médaillon rouge au même endroit. Hormis cette différence de plumage, rien ne distingue l’échandon de nos goélands, sauf une extrême précocité et fécondité alliées à une rare agressivité guerrière. Et ce fut tout le problème.

On ne possède aucune peinture d’Audubon de la mouette échandon, par ailleurs disparue depuis des côtes nord-américaines. Les documents ayant permis de constituer le manuscrit de son Oiseaux d’Amérique, conservé à la bibliothèque du Congrès, comportent une planche affichant une ébauche maculée d’un vernis vert-blanc, parfois jaune, que certains experts estiment être du guano séché. Au fusain, griffonnés, ces mots rageurs : « Fichus volatiles, elles ne se laissent même pas dessiner et visent sacrément juste. En deux jours, je n’ai déjà plus rien à me mettre et les passants s’écartent sur mon passage. J’abandonne. »
Il fallut moins de deux ans pour que la commune de Penmarc’h se mette à vivre un cauchemar. À raison d’une couvaison par quinzaine, les mouettes américaines s’étaient reproduites à un train d’enfer. Organisées en véritables escadrilles, elles avaient tout d’abord entrepris de chasser toute concurrence : mouettes ou goélands autochtones furent chassés par elles en un temps éclair, parfois tués net par des assauts en vol d’une violence inouïe. Il fut courant de voir tomber des goélands raides assommés dans les rues ou sur les toits – ce qui fit en passant la fortune d’un médecin et d’un couvreur local.

Le changement d’alimentation, la qualité de l’air avaient en outre déréglé le métabolisme des oiseaux déracinés tout en augmentant leur voracité qui s’exprimait aux ports et criées de Penmarc’h et du Guilvinec : leur production de déjections semi-liquides était devenue dantesque. En outre, on découvrit tardivement qu’elles avaient pénétré un hangar de la route de Kerigou où avaient été entreposés des fûts de miel et de sarrasin en fermentation en vue de fabrication de chouchen. Leur comportement exacerbé s’expliquait : saoules, elles agressaient tout ce qui bougeait, envoyaient des giclées nauséabondes à tout vent, ricanaient bêtement. Les rues retentissaient de leurs cris, rots et autres déflagrations intestinales. L’alcool les incitait à forniquer, accélérant leur reproduction. On en vint à regretter les goélands…

En un premier temps, les habitants assistèrent, effarés, à un phénomène qui les dépassa. Ouest-Éclair du 22 septembre 1894 décrivit en ces termes la situation : « La mouette américaine va-t-elle faire plus de ravages à Penmarc’h qu’il y a trois siècles le brigand Guy Eder de la Fontenelle ? On ne compte plus les habitants blessés lors de combats de rue ou dans leurs propriétés contre les volatiles résolus à en découdre. Trois vieillards ont fait des chutes mortelles sur ce qui devient des mares de guano. Les plus téméraires qui ont monté des expéditions punitives ont été l’objet de véritables représailles organisées par des bandes de mouettes qui les attendaient au coin des toits, les ailes retroussées, le regard brillant et le rire spectral, toujours prêtes à vous en larguer une, sinon à vous tomber sur les épaules. On parle d’une femme enceinte évanouie par un nuage de gaz malodorant rue de Kervedal. Chacun craint pour les enfants. Les ouvriers de chez Vabre, qui travaillent depuis un an maintenant sur le chantier du phare d’Eckmühl, se plaignent des attaques et des risques d’accident. Inaugurera-t-on un monument couvert de déjections, haut, fier mais dégoulinant comme une bougie de cire ? Et lorsqu’on songe qu’il n’y a plus de savon, de lessive ou de shampoing à vendre à des dizaines de kilomètres à la ronde… qu’attendent les autorités pour réagir ? Penmarc’h retrouvait la prospérité… souhaitons que ce ne soit pas une de ces nombreuses malédictions passées qui revient la frapper. Il ne faudrait pas que nos coiffes bigoudènes soit amidonnées par n’importe quoi. »

Les autorités réagirent fermement. Il en allait alors de l’intérêt de la cité qui brillait tant par son activité économique retrouvée après bien des périodes de crise, que par l’achèvement prochain du phare. Un recrutement de 300 « éradiqueurs de mouettes » est alors effectué dans la région au printemps 1895. Financés par l’État grâce à l’intervention d’un parlementaire breton et par les communes alentour, dont le port de Lesconil qui commençait à être gagné par l’invasion, les éradiqueurs œuvrèrent dans les semaines qui suivirent. Armés d’un fusil, vêtus de pied en cap d’un caban et d’une capuche traités à l’huile imperméabilisante, certains munis d’échelles et de cordes pour aller dénicher les couvées, ils commencèrent à ratisser la ville, poser des pièges lors des retours de pêche, installer des filets, des systèmes d’aveuglement, disséminer du poison, notamment dans de faux fûts de chouchen.

La population vécut terrée durant huit semaines pendant l’été 1895. Dans les rues, sur les quais, les plages, la bataille contre les volatiles fit rage. De nombreux « échandonneurs », comme la population les désigna, furent blessés par des attaques traîtresses à l’arrière-train. On retrouva « deux de ces vaillants combattants collés les bras en croix sur le pavé par une mare de cette matière diabolique qu’on n’osera même plus nommer. Combien d’ennemis les ont bombardés ? On dut les dégager au burin, car en plus ça sèche vite à cause du vent et du soleil ». Un « Grand Échandon », ancien militaire du nom de Jézékel Tunenan, organisait chaque soir à l’hôtel de ville des plans d’attaque. Inspiré par les stratégies napoléoniennes, lyrique et exalté, il parla d’un « soleil de Penmarc’h » en référence au « soleil d’Austerlitz » de Bonaparte, assimilant les mouettes aux aigles de la victoire du célèbre tableau d’Antoine-François Callet.

Les cadavres de mouettes vaincues furent empilés et brûlés sur cette plage qui fit tant peur à Maupassant lorsqu’il se souvint des naufrageurs. On estime à 20 000 le nombre d’oiseaux exterminés : « Avec le vent, l’odeur de mouettes brûlées s’étend jusqu’à Pont Labbé », rapporte Le Guide Joanne (qui deviendra le Guide Bleu en 1919). « Il conviendra de demander aux restaurateurs de fermer les fenêtres si vous voulez apprécier cette curiosité de Douarnenez de plus en plus répandue et à la mode en Bretagne, le kouign aman, car cela ne devrait pas sentir le poisson ».

Le troisième mois, il ne restait plus grand nombre de mouettes échandon. La population fut invitée, moyennant une coquette prime, à exterminer le moindre des derniers individus croisés. Les Penmarchais virent revenir avec bonheur les goélands qui jadis leur tapaient sur les nerfs. C’est alors qu’on parla de démanteler le corps des éradiqueurs, générant un nouveau problème, cette fois d’ordre social et politique.

Une polémique naquit rapidement : pouvait-on renvoyer à la misère ces hommes qui avaient risqué leur vie, mais surtout qui s’étaient vu attribuer des salaires et des primes de risques élevés durant trois mois ? Une manifestation qui dégénéra en affrontement avec la maréchaussée eut lieu sur le port de Penmarc’h : les 300 éradiqueurs demandèrent que leur profession soit pérennisée, refusant d’admettre que les mouettes échandon disparues, on devait les renvoyer chez eux. Des groupuscules d’échandonneurs en colère prirent des initiatives à caractère militant en montant des commandos radicaux, hors de contrôle, antiromanichels ou anti « femmes en cheveux ». On en vit même d’anticléricaux ; un comble séditieux pour l’époque et la région. La situation allait devenir incontrôlable. Jaouen Gurvand, un élu se réclamant du socialisme utopique, mouvement pourtant quasi disparu, proposa des solutions telles que la réintroduction partielle des volatiles américains afin de maintenir les emplois. D’autres, issus de la droite conservatrice, suggérèrent de convertir les activités des échandonneurs.

On trouva enfin une solution en les envoyant lutter contre d’autres fléaux d’origine américaine : le phylloxera, insecte qui ravageait le vignoble bordelais depuis 30 ans. De nombreux échandonneurs finirent par la suite leur carrière en encadrant la lutte contre le doryphore, prédateur de la pomme de terre, qui apparut en France en 1922. Leur expertise au combat, leur ardeur furent appréciées et reconnues ; ce qui en fit sourire toutefois beaucoup d’entre eux, nostalgiques de leurs faits d’armes passés. « Lorsqu’on a affronté dix mouettes bourrées dans une impasse de Penmarc’h, on ne craint pas même une grappe de doryphores. On en rigole. », se souvint ainsi Frañsez Wiomarc’h, un échandonneur dans ses « Mémoires modestes d’un humble sauveur de la Bretagne ».


Sur les étourneaux : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tourneau_sansonnet#Extensions_et_r.C3.A9gressions
Sur Guy Eder de la Fontenelle : http://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Éder_de_La_Fontenelle#Dans_l.27.C3.8Ele_Tristan
Sur le phare d’Eckmühl : http://fr.wikipedia.org/wiki/Phare_d%27Eckmühl
Sur Penmarc’h : http://fr.wikipedia.org/wiki/Penmarch#Le_XIXe.C2.A0si.C3.A8cle